Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 14.djvu/36

Cette page a été validée par deux contributeurs.

qu’il mit dans la bouche d’un bon vieillard. Ce discours fut reproduit par tous les journaux de l’Amérique ; réimprimé en Angleterre en forme d’affiche, il eut deux traductions en France, où les curés en achetèrent un grand nombre d’exemplaires pour les distribuer à leurs paysans. Celui-là était vraiment du peuple, et il savait écrire pour lui.

La critique est l’épouvantail de M. Michelet. Dans maint endroit de son livre, il cherche à prévoir et à réfuter les objections qu’elle lui présentera. Il la redoute comme une ennemie, et c’est bien à tort. La critique ne montre-t-elle pas une sollicitude sincère pour son talent quand elle regrette le faux emploi qu’il en fait, quand elle compte les momens précieux qu’il dérobe à son Histoire de France ? « J’ajourne mon grand livre, dit M. Michelet, le monument de ma vie. » Pourquoi ? Quelle nécessité impérieuse exige un pareil sacrifice ? Ni les circonstances ni la nature de son esprit ne provoquent M. Michelet à se faire pamphlétaire. Nous avons conseillé à M. de Cormenin de redevenir publiciste, nous conjurerons M. Michelet de rester historien. Il n’est pas sage, en avançant dans la vie, de vouloir accroître par des tentatives éphémères une renommée à laquelle dans d’autres temps on a su donner des fondemens solides. Les plus belles époques de notre histoire attendent M. Michelet ; qu’il y consacre toute la vigueur, toute la maturité de son talent, sans s’égarer davantage dans des épisodes au moins inutiles. La critique n’a pas l’espoir d’être entendue sur-le-champ de M. Michelet : trop de séductions en ce moment se pressent autour de lui ; mais peut-être plus tard, dans ces heures de solitude et de recueillement où l’homme et l’écrivain ne sont plus qu’en face d’eux-mêmes, il regrettera d’avoir vécu si long-temps loin de l’histoire, sa chère étude.

C’est vrai : le pamphlet est chose séduisante. Songer qu’avec quelques pages on peut acquérir une immense popularité ! Le procédé n’est-il pas expéditif, et le résultat admirable ? Aussi que de gens ont fait des pamphlets, sans soupçonner le fardeau qu’ils se mettaient sur les épaules, sans voir dans quel temps, au milieu de quelle atmosphère ils vivaient ! Avaient-ils les dons nécessaires pour réveiller l’indifférence publique ? Quand vingt journaux chaque matin ouvrent leurs colonnes à tous les intérêts, à toutes les passions, êtes-vous sûr, si vous élevez à côté une tribune, de conquérir un auditoire ? Qu’avez-vous à nous dire de vif, de nouveau, de triomphant ? Ne savez-vous pas que pour se faire écouter un moment de tant d’hommes affairés, distraits, difficiles, ce ne serait pas trop de la verve d’Aristophane ou de l’éloquence du paysan du Danube ? Les écrivains, quels qu’ils soient, démocrates ou monarchiques, religieux ou philosophes, qu’ils aient une réputation à commencer ou à compromettre, ne doivent pas oublier que, pour faire des pamphlets durables, il faut des circonstances et des talens extraordinaires.

Lerminier.