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des critiques anglais et méritent d’être lus ou relus, je m’arrêterai, non sans me demander quelle pensée utile ou quel résultat sérieux on peut recueillir de cette lecture presque infinie. Quand on a visité avec les touristes anglaises ces portions du globe à la fois si vastes et si vides, on ne peut s’empêcher de penser avec quelle lenteur les cadres de la civilisation se remplissent, et par quel progrès presque insensible elle justifie ses panégyristes et ses prôneurs.

Une bien faible fraction de la surface du globe possède aujourd’hui de justes lois, et reconnaît comme principes des théories équitables et bienfaisantes. Pour qui se sent l’ame haute et sympathique, pour qui veut laisser une trace d’action et de force utile dans l’histoire de l’humanité, il y a aujourd’hui autant à faire, autant de nobles efforts à dépenser, pour élargir les destinées et assurer l’amélioration de notre race, que du temps même des apôtres. Certaines régions européennes, privées de vie morale et de liberté sociale, sont mortes ou plus que mortes, couvertes de cendres qui étouffent la vie, et vous rencontrez de toutes parts, hors de l’Europe, des nations qui ne sont pas même formées, des embryons de sociétés qui se développent dans la peine et l’angoisse et deviendront on ne sait quoi. Deux de ces gigantesques embryons, l’Amérique du Nord et la Russie, grossissent à vue d’œil. D’autres régions plus neuves présentent à peine quelques traces de formation ; d’autres, qui, dans les époques les plus reculées, ont possédé une vie normale, retombent dans le néant, et semblent y entraîner avec elles leurs envahisseurs et leurs maîtres. Telle est la singulière variété de spectacles présentée par l’Hindoustan actuel, par l’Amérique méridionale et par l’Australasie tout entière.

— Nous attendons, disaient à la jeune voyageuse citée plus haut les brahmanes de l’Hindoustan, un dixième avatar, une dernière époque, pendant laquelle s’opérera la révolution définitive. Les castes seront détruites, la fraternité humaine sera reconnue ; il n’y aura plus ni chefs de peuples, ni différences de religion. Attendons paisiblement cette transformation miraculeuse vers laquelle la fatalité nous emporte. Tel est le langage des mounchies ou savans indiens ; dans leur décrépitude, ils ont le pressentiment secret et sourd d’une renaissance et d’un avenir. Ce dixième avatar des brahmanes ressemble fort au « cinquième acte » de la tragédie humaine dont parle l’évêque Berkeley. « Quatre actes du drame sont joués, dit-il : — la fondation, la lutte, l’agrandissement, la civilisation ; le dernier reste encore à représenter : la fraternité humaine. » Assurément, à voir dans le récit de nos voyageuses, même les plus légères et les plus dénuées de prétention, le monde tel qu’il est : partout les barrières qui tombent, les peuples qui se mêlent, l’Orient percé à jour, et la préparation étrange de la fusion universelle,