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fort naturelles, et ses phrases, qui se poussent comme des vagues joyeuses,

Vengono e van, come onda al primo margo,
Quando piacevole aura il mar combatte[1].

On aime cette gaie et douce nature, « excellente chose chez une femme, » comme dit Shakspeare, et qui se montre partout dans les deux volumes de Mme Romer. Elle n’a d’autre tort que de traduire trop d’arabe et d’aimer trop les khalifes et Boabdil.

Je ne trouve chez elle rien qui rappelle la vulgarité admirative de Biddy Fudge, ni le bluism érudit des governesses ; elle est exempte aussi de cette minauderie dégoûtée et de cet air d’indifférence universelle qui caractérise la classe des grandes dames voyageuses. Celles-ci, parcourant la terre et les mers sur leur propre vaisseau, escortées de tout un monde (mundus muliebris), armées de pistolets, de dagues, de filets, de crayons, de daguerréotypes, de coussins à vent, de femmes de chambre, d’une toilette complète, d’un chapelain, d’un dessinateur, de deux enfans, d’une nourrice et d’un mari, on ne peut pas dire qu’elles voyagent ; elles font voyager le monde devant l’Angleterre, représentée par elles. De temps en temps, leurs longs cheveux s’agitent, leur tête se soulève languissante, leurs lèvres roses s’entr’ouvrent, et elles laissent tomber dans le vide les deux mots sacramentels du bon ton qui voyage : « C’est très satisfaisant. » Si la Jungfrau a paré ses glaces éternelles des plus belles teintes violettes et roses, c’est très satisfaisant. Une nuit sombre, un bel orage, une jeune Gaditaine dansant avec cette mollesse accentuée qui, depuis les Romains, n’a pas perdu son pouvoir, tout cela est très satisfaisant. On accepte même comme highly satisfactory un beau voleur rencontré dans la montagne ; le combat de taureaux est très satisfaisant, et la première vue de Jérusalem et du tombeau de Jésus-Christ très satisfaisante aussi. On n’est pas grande dame sans ces deux mots.

Hélas ! l’avouerai-je ? j’en ai assez de la Grèce et de l’Italie. La satisfaction exprimée si royalement par toutes ces dames, j’ai peine à la partager. Donnez-moi des pays neufs et des régions inexplorées. Ouvrez-moi des régions où tout ne soit pas highly satisfactory. De fort spirituelles grandes dames ont pensé comme moi, et je citerai parmi elles, en première ligne, lady Henriette Vane, marquise de Londonderry[2], que ses propres compatriotes n’ont guère ménagée. Elle se montre rarement satisfaite, même du sultan Abdul-Medjid, qui, à la vue de sa toilette de bal

  1. Vont et viennent comme l’onde sur le bord de la plage, quand une joyeuse brise livre combat à la mer.
  2. Visits to the Courts of Vienna and Constantinople ; 1845.