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vivre plutôt que la capacité littéraire, se dirige précisément vers le même but et s’avance dans la même route que le gouvernement constitutionnel de la Grande-Bretagne a rendus, depuis 1688, familiers aux dames anglaises.

Nos conversations sont devenues des monologues, nos réunions des routs, la galanterie est un ridicule que peu de gens subissent, et la courtoisie une exception dont peu de personnes se soucient ; aussi le blue-stocking, invention anglaise, devient-il à chaque instant plus nombreux et plus puissant parmi nous. Les mistriss Montagu et les mistriss Thrale commencent à se montrer en assez grand nombre à Paris, et, si nos compagnes ne rédigent pas leurs voyages aussi souvent que l’écrivain anglais le désirerait, c’est par une raison très simple, c’est qu’elles voyagent peu ou ne voyagent pas. Faut-il chercher de hautes raisons métaphysiques pour expliquer les goûts casaniers d’un peuple continental ? Sans colonies et sans marine, nous nous suffirions à nous-mêmes, ce qui ne veut pas dire qu’on doive supprimer les colonies et la marine. Quant à l’Angleterre, que serait-elle, si elle ne répandait à travers le monde ces essaims de voyageurs et de voyageuses armés de mousquets et de plumes, assis sur des ballots de calicot, ou l’album et le crayon à la main ? À chaque race son génie, à chaque peuple ses honneurs. Toute grande nation est prédestinée à devenir successivement un instrument distinct, un organe spécial de civilisation. Ce que la Grèce avait commencé par les arts, Rome l’a continué par la guerre. Nous avons agi sur le monde par la sociabilité, le bon sens et la discipline ; c’est aujourd’hui le tour de la race anglo-saxonne, assez peu sociable, comme on sait, mais dont l’action s’exerce par le commerce, les voyages et la colonisation. Amoureuse du foyer domestique, elle le traîne partout avec elle. Le home la suit sur le pont des navires, dans les forêts désertes et dans les villes qui ne sont pas bâties. Emportée nécessairement par la destinée de sa race, la femme anglaise est parfaitement appropriée, par son esprit d’aventure et d’entreprise, par sa confiance en ses propres ressources et sa résolution dans les circonstances embarrassantes, à la mission qui lui est donnée. Il n’y a pas de point si stérile ou si mystérieux du globe actuel où ne se retrouve cette graine féconde de la civilisation anglo-saxonne : tous les archipels en sont semés. Aujourd’hui même, un M. Brooks est devenu sultan d’une partie de l’île de Bornéo, et la plupart des petites îles de tous les océans, où les navigateurs n’abordent que rarement, contiennent leur famille anglaise, contente de son fireside, de son urne à thé et de son indépendance. De vastes portions du globe, telles que l’Australasie, le vieil Hindoustan et les trois quarts de l’Amérique, sont livrées à cette action incessante et gigantesque. Comment les femmes anglaises ne voyageraient-elles pas ? Comment s’étonner de la différence qui sé-