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qu’en partant de cette ébauche, M. Delacroix puisse jamais satisfaire à toutes les conditions du sujet qu’il a choisi. Assurément l’énergie de la passion est une chose fort importante dans les Adieux de Roméo et Juliette, mais on m’accordera bien que l’énergie ne suffit pas. On ne pourra pas nier que la jeunesse et la beauté des deux personnages n’aient aussi leur importance. M. Delacroix ne l’ignore pas. Pourquoi donc a-t-il réduit toute sa tâche à l’expression de l’énergie ? pourquoi a-t-il négligé la grace des mouvemens, la beauté des visages ? pourquoi a-t-il voulu émouvoir sans charmer ? L’Enlèvement de Rebecca doit être jugé plus sévèrement encore que les Adieux de Roméo et Juliette. Rebecca est enlevée par les ordres du templier Boisguilbert au milieu du sac du château de Frontdebœuf. Elle est déjà entre les mains des deux esclaves africains chargés de la conduire loin du théâtre du combat. Un des esclaves est monté sur un immense cheval de bataille, et saisit Rebecca à demi évanouie. L’autre, qui n’est pas encore en selle, aide son compagnon à hisser Rebecca sur son cheval. On ne peut nier que ces deux Africains ne respirent une énergie farouche, une impitoyable cruauté ; mais les membres, le corps et le visage de ces deux esclaves sont à peine indiqués. Le cheval sur lequel Rebecca va être placée n’est pas en proportion avec le cavalier. Le visage de Rebecca est dessiné, ou plutôt indiqué avec tant de confusion, qu’il ne peut exprimer ni la terreur ni la prière. Quant au corps, il n’est pas possible de le deviner sous le vêtement. Non-seulement cette composition n’est pas peinte dans l’acception sérieuse du mot, mais elle n’est pas même trouvée. Si M. Delacroix a voulu nous montrer comment il s’y prend pour chercher une composition, comment il tâtonne avec son pinceau, à la bonne heure. S’il a cru nous montrer un tableau achevé, nous devons lui dire qu’il s’est complètement trompé. Dieu merci, nous pouvons lui parler avec une entière franchise, sans craindre qu’on nous accuse d’injustice ou de malveillance. Nous n’avons jamais demandé à M. Delacroix les qualités auxquelles il ne prétend pas. Nous avons toujours vu en lui un disciple fervent de Rubens et de Paul Véronèse ; nous ne l’avons jamais critiqué au nom de l’école romaine ou de l’école florentine, mais les Adieux de Roméo et Juliette, mais l’Enlèvement de Rebecca ne peuvent être avoués par aucune école. Ce sont des ébauches qui ne devaient pas sortir de l’atelier avant d’avoir subi une transformation laborieuse. Marguerite à l’église vaut mieux que les deux compositions précédentes. Ce n’est pas que j’approuve le dessin de la figure principale, il s’en faut de beaucoup. La cuisse gauche de Marguerite est d’une longueur démesurée, la tête manque de noblesse et d’élégance ; mais du moins le sujet s’explique bien. L’attitude de Marguerite est pleine d’effroi et d’abattement. Son visage respire une piété fervente. Toutefois l’exécution générale de ce tableau n’est pas assez avancée pour contenter même un spectateur