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génération fut d’airain ; puis vinrent, dit-on, les héros issus des dieux. La cinquième race fut une race de fer, la pire de toutes. Au temps de l’âge d’or, les animaux eux-mêmes avaient une voix articulée. Ils savaient manier la parole et tenaient conseil entre eux au milieu des bois. Alors on entendait parler la pierre et le feuillage du sapin ; on entendait parler le dauphin à la nef et au nocher. Les passereaux et les laboureurs s’entendaient parfaitement ensemble. La terre donnait tout et ne demandait rien ; les liens de l’hospitalité unissaient les mortels aux dieux[1]. »

Nous entrons de plain-pied dans le pays des fictions. A la bonne heure ; cela vaut mieux que d’avertir tout d’abord comme Phèdre, qui semble se faire un scrupule d’en imposer à ses lecteurs. Le moyen maintenant de chicaner sur des détails ! Mais ce qui passe la permission, ce sont les non-sens et les platitudes, et, pourquoi ne le dirions-nous pas ? Babrius en a quelques-unes. Nous savons bien qu’on en a contesté l’authenticité, mais les doutes se sont fondés précisément sur l’insignifiance de ces fables, indignes, disait-on, d’un poète comme Babrius. C’est un peu décider la question par la question. Babrius aura trouvé dans quelque vieux livre une fable qui, dans certaines circonstances et grace à certaines allusions, produisait un effet heureux ; il aura cru pouvoir la traiter comme les autres, et l’esprit sera resté en chemin. Du moins il n’est pas facile de le retrouver dans l’histoire de cet enfant qui, un jour de festin, se gorge des entrailles d’un taureau qu’on vient d’immoler à Cérès et s’en retourne chez lui tout malade. Il tombe dans les bras de sa mère C’est fait de moi, s’écrie-t-il, je perds mes entrailles ! Rassure-toi, répond la mère, les entrailles que tu vomis ne sont pas les tiennes, mais celles du taureau. La morale nous apprend que cette fable est une leçon pour les tuteurs qui dissipent le bien de leurs pupilles, et se lamentent ensuite quand il faut restituer.

Un autre caractère de la fable primitive consiste dans la profusion, des détails géographiques. En se plaçant sur une scène bien déterminée, le récit se rapproche de l’histoire et l’illusion augmente. Les poètes anciens aimaient fort les longues énumérations de contrées lointaines. Dans la fable, ces indications avaient de plus un intérêt tout particulier ; elles pouvaient servir à déterminer l’origine du conte, car on n’a pas oublié que les apologues étaient venus en Grèce de pays bien différens. Babrius conserve avec soin ces traits. Deux coqs se battent, ils sont de Tanagre en Béotie ; la grue est la grue de Libye ; la tortue promet à l’aigle tous les trésors de la mer Rouge, l’homme est un Arabe, un Athénien, un Thébain. La fable 85 est même si précise, qu’on serait tenté d’y voir une allusion politique. Les loups et les chiens se font la guerre ;

  1. « En ce temps-là, dit un fragment de Callimaque, la gent ailée, celle qui vit dans la mer et celle qui marche à quatre pieds parlaient tout comme la boue de Prométhée. »