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comment l’esprit grec l’avait conçue et comment il savait la traiter.


III.

La poésie grecque n’est pas sortie un jour tout armée du cerveau de quelques hommes. Bien avant Homère on chantait dans les festins les exploits des héros, bien avant Eschyle des chœurs célébraient la gloire et la puissance des dieux. Eschyle n’inventa rien ; seulement il mit un second personnage sur la scène ; à l’ode lyrique il associa le drame, et la tragédie fut créée. Il en fut de même, si parva licet componere magnis, de la fable ésopique. Elle existait en germe depuis longues années quand Babrius entreprit de lui donner une vie propre, une existence à part. Comment s’y prit-il pour féconder et développer ce germe précieux ? c’est ce que nous allons essayer de montrer.

Et d’abord il ne faut pas s’exagérer la portée de l’innovation. La fable telle que La Fontaine l’a faite est devenue un cadre commode où le poète se trouve à l’aise pour entretenir le lecteur de lui-même, de ce qu’il fait, de ce qu’il pense, en un mot pour parler de tout. Elle s’est même enhardie de nos jours jusqu’à faire de la propagande religieuse, parfois de l’opposition. Babrius ne vise pas si haut. Il prend la fable telle qu’on la racontait aux enfans, telle qu’on la lui avait sans doute apprise à lui-même, c’est-à-dire dans toute sa simplicité primitive, et s’efforce seulement d’animer le récit par quelques traits de caractère, de donner plus de vivacité au dialogue, plus de couleur à l’expression, et de faire sortir la morale sans effort ; souvent même il laisse au lecteur le soin de la trouver. Ce qui lui tient surtout au cœur, c’est la perfection de la forme. D’ingénieux critiques ont montré dans quelques-unes de ses fables la trace de plusieurs rédactions successives. Il suffit de jeter les yeux sur le livre pour s’en convaincre. À cette versification savante et qui s’interdit toute licence, à cette pureté de style, à cette élégante simplicité que les soins des philologues permettent de mieux apprécier de jour en jour, on sent la lampe, comme disaient les anciens. Pas un mot de trop, jamais d’indiscrétion, surtout jamais de ces digressions que Phèdre se permet à tout moment. Est-ce absence de verve ou plutôt timidité d’un poète qui se fraie le premier une route encore inconnue des muses ? Qui le dira ? Ce qu’il y a de certain, c’est que les bonnes fables de Babrius sont d’admirables petits tableaux. On ne saurait mieux les comparer qu’aux chefs-d’œuvre de l’école hollandaise. On trouve, il est vrai, bien moins de coloris dans Babrius, mais, du reste, même délicatesse de dessin, même fini dans les détails, même entente de toutes les ressources de l’art ; tout est achevé, rien n’y manque, à l’inspiration près.

Ces mérites sont malheureusement de ceux que les traductions ne