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Ah ! seigneur cavalier, vous avez pu voir la pâleur de Jesusita, car vous devinez que c’est d’elle qu’il est question, quand vous avez fait allusion à l’histoire que je vous raconte. Eh bien ! malgré toutes ses protestations, un cruel soupçon n’a cessé de déchirer mon cœur depuis le moment où j’ai su qu’elle connaissait Rafaël.

José Juan soupira lui-même fortement et continua :

— On a beau avoir juré la mort d’un ennemi, on a beau avoir contre lui de justes motifs d’une haine mortelle : quand, par une nuit sombre comme celle-là, sa voix sort des profondeurs d’une mer peuplée de monstres, quand cette voix est celle d’un homme intrépide, et que l’angoisse cependant la fait trembler, il y a dans cette plainte suprême une puissance mystérieuse qui remue les entrailles. Je ne pus m’empêcher de tressaillir.

En disant ces mots, le plongeur baissait les yeux comme un pénitent qui se confesse d’une faute dont il rougit ; mais bientôt sa physionomie reprit une expression de férocité railleuse qu’elle conserva jusqu’à la fin du récit, et il ajouta vivement :

— Cette émotion dura peu. Bientôt j’entendis battre l’eau avec force, je ramai de ce côté. Je ne tardai pas à distinguer l’écume blanche qui jaillissait, et Rafaël au milieu de la pluie d’étincelles qui retombait autour de lui. Par une singularité qui me frappa, au lieu d’employer sa vigueur de nageur à gagner mon canot, il restait stationnaire. Je devinai bientôt la cause de son immobilité. A quelque distance de lui et à une vare environ au-dessous de l’eau brillait une lueur phosphorique. Cette lueur avançait lentement vers Rafaël. Vous ne devinez pas ce que c’était ?

— Non.

— C’était une tintorera, et de la plus belle espèce ! reprit José Juan.

— Ce fut alors que vous vous jetâtes à l’eau pour secourir votre rival ?

— Oh ! non, pas encore, répondit le plongeur avec un sourire, c’eût été trop tôt. Un coup d’aviron m’amena près de Rafaël, il jeta un cri en m’apercevant, mais il n’eut pas la force de me parler ; l’angoisse et la fatigue lui coupaient la voix. D’un effort désespéré, il jeta ses deux mains sur le bord du canot, ses bras épuisés ne pouvaient pas soulever le poids de son corps. Ses yeux, quoique éteints par la terreur, me regardaient d’une façon si expressive, que je saisis ses deux mains dans les miennes, en les étreignant avec force contre les planches de l’embarcation. La tintorera avançait toujours. Un instant, un seul instant, les jambes de Rafaël restèrent immobiles ; il poussa un cri affreux, ses yeux se fermèrent, ses mains lâchèrent prise, et le tronçon supérieur de son corps retomba dans la mer : le requin l’avait coupé en deux !

— Sans que vous eussiez pu le secourir ?

— Dame ! reprit le plongeur, il est possible que je ne lui aie pas porté