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bonheur d’un homme, et qui est venue implorer ma protection, cette protection que vous méprisez, pour l’amant qu’elle aime follement.

— Son nom ? m’écriai-je avec un horrible serrement de cœur.

— Eh ! que vous importe, s’écria la vieille avec un éclat de rire moqueur, puisque ce nom n’est pas le vôtre ?

Je ne sais ce qui me retint d’écraser sous mes pieds cette damnée sorcière ; mais au bout d’une seconde de réflexion, pour ne pas lui donner le bonheur de lire dans l’explosion de ma colère les sourdes angoisses de mon cœur, je lui tournai le dos et lui dis froidement : — Allez, la mère, vous êtes une folle et une menteuse. Puis je m’acheminai rapidement vers la pêcherie.

Le soir, après une journée qui me parut bien longue, je me rendis comme d’habitude chez Jesusita, et sa vue, son accueil, me firent oublier mes soupçons. Je ne doutai plus que, pour se venger de mon dédain, la vieille ne m’eût à dessein trompé sur le nom de celui pour qui Jesusita était venue implorer cette puissance que j’avais méprisée.

J’avais donc complètement oublié les perfides avis de la sorcière, quand une nuit je traversai le détroit comme d’habitude pour regagner ma demeure. Le ciel était sombre et chargé de nuages. La mer n’était pas cependant assez obscure pour que je ne pusse distinguer au milieu des flots un corps noir qui, à sa manière de nager, ne pouvait être qu’un homme. Ce corps s’avançait de mon côté. Les paroles de la vieille femme me revinrent en mémoire, et je me sentis pris d’une affreuse angoisse. Je me souciais peu d’un ennemi, mais l’idée d’un rival m’épouvantait. Je résolus de reconnaître aussitôt le nageur, et, voulant ne pas être vu, je me glissai vers lui entre deux eaux. Quand j’eus calculé que nous devions, l’inconnu et moi, nous être croisés, lui sur l’eau, moi dessous, je revins à la surface. Le sang qui m’était monté à la tête m’aveuglait tellement, que je ne pus d’abord rien distinguer au milieu des ténèbres que des lueurs phosphorescentes, avant-coureurs de l’orage, qui commençaient à se former à la cime des vagues. Je continuai néanmoins de suivre la direction du rivage d’Espiritu-Santo. Ce ne fut qu’au bout de quelques minutes que je revis de nouveau la tête du nageur. Il fendait l’eau avec une rapidité telle que j’avais presque peine à le suivre. Parmi les hommes que je connaissais, un seul pouvait à peu près lutter de vitesse avec moi ; je redoublai mes efforts, et bientôt je le gagnai tellement, que je fus obligé de ralentir mes brassées. Bref, je le vis prendre pied sur un rocher, le gravir, et, à la lueur d’un éclair qui vint illuminer la mer et la grève, je reconnus Rafaël.

Cela devait être, pensais-je, et je devais me rencontrer avec lui dans mon amour pour Jesusita, comme nous nous rencontrions partout. Or, continua José Juan d’un ton sombre, je sentis la haine se glisser rapidement dans mon cœur, et je pensai qu’il n’était pas bon que nous