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matière vivante conservèrent leur identité. Telles nous les voyons, telles les virent des âges où peut-être l’espèce humaine n’existait pas.

Je ne quitterai pas ce chapitre sans indiquer une particularité très remarquable de l’histoire des sens. Les nerfs qui les desservent présentent une disposition anatomique respectivement différente, et, de fait, ils sont tellement spéciaux, qu’une excitation quelconque y produit l’impression propre à chacun. Je m’explique : si on fait agir l’électricité sur le nerf optique, on voit de la lumière ; si sur le nerf auditif, on entend un son ; si sur l’olfactif, on perçoit une odeur ; si sur le nerf du goût, une saveur ; si sur un nerf tactile, une douleur. Ainsi un même agent, ne possédant aucune des propriétés qui se perçoivent par les sens, développe, s’il est mis en contact avec le nerf de chaque sens, l’impression spéciale à ce nerf. De la sorte, on peut entendre toute espèce de sons sans aucun son effectif ; on peut voir toute espèce de lumière sans aucune lumière effective ; il suffit pour cela d’une excitation soit externe, soit interne. A la catégorie des excitations externes appartiennent des cas comme celui qui fut soumis à M. Müller lui-même : un homme, ayant reçu dans l’obscurité un coup sur l’œil, prétendit avoir reconnu le voleur à la lueur produite par le choc ; c’était une illusion, et une pareille lumière n’éclaire pas plus les objets qu’une douleur ressentie par moi ne cause de la douleur à un autre. La catégorie des excitations internes est importante pour la théorie des hallucinations, qui, à titre de communications avec un monde invisible, ont joué un grand rôle dans l’histoire passée. En définitive, plus on approfondit les conditions de la vie, plus on reconnaît avec quelle rigueur est appliquée la spécialité des organes et des fonctions.


VII. — DES FACULTÉS INTELLECTUELLES.

C’est avec les facultés intellectuelles, objet du sixième livre, que M. Müller termine la section de la sensibilité ou fonction des nerfs. Ceci est un dernier terrain que la théologie et la métaphysique disputent à la biologie ; elles ont depuis long-temps abandonné tous les autres postes. L’astronomie a gagné sa dernière victoire lors du procès de Galilée, et elle n’a plus à craindre de retour offensif. La physique a également chassé toutes les notions imaginaires, et la foudre, que Boileau croyait encore une dispensation de la Providence, est un phénomène électrique tellement docile, qu’il se laisse guider par la pointe d’un paratonnerre. La géologie a reculé indéfiniment l’antiquité du globe ; loin d’avoir, comme le physicien florentin, un procès à soutenir et une amende honorable à faire, elle se voit courtisée, et l’on s’efforce d’accommoder ses périodes à un texte dont l’auteur semble avoir voulu prévenir toute interprétation en écrivant à chaque jour, factum est vespere et mane. La chimie a relégué au rang des chimères l’alchimie, qui en était véritablement