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populaire. A côté de la tribune, le pamphlet : c’est le papier qui parle[1]. Au XVIIe siècle, le pamphlet acquit en Angleterre une importance d’autant plus grande, que le journal, la gazette, étaient dans l’enfance, et qu’on ne connaissait pas encore la publicité périodique des Revues. Les écrits de Milton furent donc comme le point de départ d’un genre de littérature politique dont les Lettres de Junius[2] devaient être l’apogée. Un autre chef-d’œuvre précéda celui-ci, les Provinciales. Ces deux livres nous offrent ce que l’art de la discussion a produit de plus industrieux et de plus éclatant. Le pamphlet religieux et philosophique de Pascal roule sur les matières les plus générales et les plus subtiles, le pamphlet politique de Junius sur les affaires les plus positives : Pascal attaque les doctrines et les sophismes d’une société célèbre, Junius s’élève contre les actes et la corruption de l’administration de son pays ; avec le premier vous passez en revue les plus hautes questions morales, avec le second les principes fondamentaux de l’ordre constitutionnel : tous deux vous font goûter les meilleures jouissances de l’esprit, car non-seulement ils poussent la démonstration jusqu’à l’évidence, mais ils charment le lecteur, ils le remuent par des contrastes, par des effets

  1. Quelle est l’étymologie du mot pamphlet, que nous avons emprunté à l’Angleterre ? Nous avons consulté sur ce point un de nos collaborateurs dont les lecteurs de la Revue connaissent la compétence en matière de langue et de littérature anglaise. Voici les indications que nous devons à l’ingénieuse érudition de M. Philarète Chasles. Avant l’invention de l’imprimerie, le mot était anglais et s’écrivait pamflete, dans ces deux phrases par exemple, l’une empruntée à Chaucer et l’autre à Gower : this leud pamflete, « ce vulgaire livret » (Testament of Love, by Chaucer, liv. III), et : small stories and pamfletes, « petites histoires et livrets » (Apollyne of Tyre, by Gower). Le premier imprimeur anglais, Caxton, écrit paunflet, et prétend que l’étymologie de ce mot est celle-ci : par un fil. Pegge, l’étymologiste du XVIe siècle, n’est pas de cet avis. Il trouve la racine de pamphlet dans paulm (paume), creux de la main. Suivant quelques-uns, le mot serait espagnol, papaleta ; selon d’autres, il serait flamand, pampier ; enfin il en est qui le font hollandais, pamphier. On peut choisir. M. Philarète Chasles, pour ne rien omettre, n’a pas voulu laisser dans l’oubli la prétentieuse absurdité d’un des derniers étymologistes, de Grose, qui affirme que pamphlet dérive de Pamphilus, nom propre. Notre savant collaborateur termine ainsi la petite consultation philologique qu’il a eu l’obligeance de nous donner : « Faute de mieux, je préférerais paulm et fly-leaf. Fly-leaf veut dire feuille volante, et, soit que l’on choisisse paulm-leaf ou paulm-fly-leaf, on a un sens et un son raisonnable : feuille volante, grande comme la main. »
  2. On sait que les Lettres de Junius ont été tour à tour attribuées à lord Chatham, à Dunning, à Burke, à Hamilton, à Boyd, et que toutes ces conjectures se sont trouvées fausses. En 1816 parut un véritable traité où l’on cherchait à établir l’identité de Junius avec sir Philip Francis. Quelques années après, cette opinion a été reprise et soutenue dans une dissertation signée de J. W. Lake, éditeur de la collection des prosateurs anglais. Tous ces efforts n’ont rien édifié de péremptoire, et la question est restée obscure. Celui qui a écrit les Lettres de Junius est peut-être le seul écrivain qui ait persisté à mettre entre la gloire et lui un anonyme impénétrable.