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était préférable, elle était décisive, elle rendait impossible toute opposition, et le cabinet aurait recueilli les bons effets que l’on en devait attendre avant que la résistance des propriétaires pût se manifester ; il aurait tout l’honneur d’une mesure populaire, et déjouerait en même temps, par son audacieuse initiative, les projets de ses adversaires. Sir Robert Peel ne réussit pas à persuader ses collègues. Trois seulement d’entre eux, sir James Graham, lord Aberdeen et un troisième, dont je ne sais pas le nom, se rangèrent de son côté. Plusieurs séances du conseil se passèrent à agiter cette question sous toutes ses faces, et le 6 novembre le cabinet se sépara sans avoir pris aucune détermination.

S’il eût été réellement désintéressé dans la question, si, subitement et sincèrement converti au principe de la libre importation des grains, il eût été convaincu de la situation critique du pays et de la nécessité d’ouvrir les ports aux blés étrangers, sir Robert Peel eût dû se retirer. Sur une question aussi grave, il n’avait rallié à son avis que trois de ses collègues, et, suivant la pratique constante de la constitution anglaise, il devait abandonner le gouvernement. On a toujours vu, dans des cas pareils, la minorité céder la place à la majorité d’un cabinet. C’est ce qui est arrivé, pour ne citer que des exemples récens, en 1827, quand M. Huskisson et ses amis se retirèrent dans la question d’East-Retford ; en 1834, lord Stanley, lord Ripon, sir James Graham et le duc de Richmond se séparèrent de lord Grey plutôt que de prêter les mains à l’affaiblissement de l’église en Irlande ; lord Grey lui-même et lord Althorp rentrèrent dans la vie privée, ne voulant pas suivre les entraînemens révolutionnaires de leurs collègues. Une autre alternative s’offrait à sir Robert Peel. Il pouvait dissoudre le cabinet, s’il croyait exprimer plus exactement la volonté du pays, et établir son administration sur de nouvelles bases.

Sir Robert Peel ne prit ni l’un ni l’autre de ces partis. Dans le moment même où il était en dissentiment avec le plus grand nombre des membres de son cabinet, lorsqu’il ne pouvait leur persuader de donner leur approbation à une mesure qu’il jugeait bonne, nécessaire, il a cru de son devoir, a-t-il dit, de ne pas abandonner son poste et de ne pas reculer devant les embarras de la situation. La vérité est que sir Robert Peel ne désespérait pas de persuader ses collègues de la nécessité d’une conversion. Les prétextes qu’il invoquait ne devaient pas lui faire défaut plus tard, et il se réservait de faire des instances plus pressantes, lorsque les progrès de la panique lui fourniraient des argumens plus irrésistibles. La situation n’était donc pas si déplorable qu’il le disait ; car, autrement, pourquoi ne convoquait-il pas le parlement, juge naturel du différend qui le séparait de ses collègues ? Tout au contraire, afin de gagner du temps pour les amener à ses vues, il retarde l’ouverture de la session. Voilà donc quel est ce ministre sage, prévoyant,