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nous pensons cependant que leur dignité s’y trouve compromise, et que le vrai mérite, s’il comprend les justes intérêts de sa gloire, exigera d’autres garanties pour se produire. Quant à la force extraordinaire de M. Ole-Bule, on ne saurait la contester. C’est une habileté de main, une dextérité sans exemple, et j’avoue que je ne puis m’empêcher de regretter de voir un pareil jeu se dépenser en purs artifices d’exécution, en prestidigitations acrobatiques, s’il est permis de s’exprimer ainsi. Écoutez son Carnaval de Venise et sa Polonaise militaire, vous serez peut-être émerveillé de tant de folles prouesses, mais je doute que vous ressentiez un seul instant cette émotion délicieuse où vous jette le simple développement d’une phrase éloquente, d’une mélodie large et pathétique. Toujours des sauts périlleux et des escamotages ; toujours l’expression naturelle, l’effet normal, sacrifiés à d’excentriques combinaisons qui semblent n’en vouloir qu’à votre curiosité. Cela vibre, tournoie, siffle et chuchote, mais ne chante pas. On a souvent comparé M. Ole-Bule à Paganini : il se peut en effet qu’il y ait entre les deux artistes un point de ressemblance, nous voulons parler de la difficulté vaincue, du prestige de l’exécution ; mais en quoi l’artiste norvégien a-t-il hérité de l’enthousiasme du maître ? Qu’est devenue, chez cet homme du Nord si impassible et si froid, cette quatrième corde qui pleurait et chantait sous les doigts crispés du violoniste de Bologne, comme on pleure et comme on chante quand on a une ame ? Paganini, je le veux bien, mais Paganini moins la Prière de Moïse. — Nous avons aussi entendu cet hiver un violoncelliste hollandais d’un talent remarquable, M. Van Gelder. Ce qui constitue, selon nous, l’originalité de ce jeune artiste, ce qui décidera de son succès, c’est une hardiesse de main, une vigueur d’attaque, une bravera, auxquelles nous avait trop peu habitués toute cette école d’exécutans élégiaques qui, sous l’influence du raphaélesque M. Batta, peut se reprocher d’avoir fait verser bien des larmes au violoncelle. M. Van Gelder semble être venu tout exprès pour essuyer les sanglots du plus éploré des instrumens à cordes. Sans renoncer complètement au chant large, phrasé, spianato, qui est comme sa spécialité, le violoncelle semble vouloir cesser de gémir, et nous ne pouvons que lui savoir gré de se laisser ainsi consoler : et voluit consolari. Quant aux pianistes, peu de révélations se sont faites dans leur monde, et nous n’avons guère à proclamer que le nom de M. Sigismond Goldschmidt. Il est vrai que celui-là vaut à lui seul toute une légion. Que dire, en effet, de l’incroyable manœuvre de ces doigts qui dédaignent de jouer la note simple et ne procèdent plus que par octaves ? C’est ainsi que M. Goldschmidt joue l’ouverture d’Oberon, et vraiment on croirait entendre un orchestre, tant le clavier, remué de la sorte en ses profondeurs, a d’énergiques vibrations, de tumultueux roulemens. J’indiquerai aussi en passant une étude spéciale dans laquelle, à force de modulations habiles, il trouve moyen d’épuiser toutes les gammes qu’il exécute en sixtes et en octaves. Je ne crois pas que le mécanisme du doigté puisse être poussé plus loin. Ceci n’est que pour le virtuose, et, s’il faut en croire les personnes qui ont entendu son concerto avec orchestre exécuté dans les salons d’Érard, il y aurait chez M. Goldschmidt l’étoffe d’un compositeur distingué. Nous regrettons de n’avoir pu assister à cette séance ; mais ce que nous savons, c’est que le spirituel auteur des Reisebilder en est sorti charmé. Heine, dira-t-on, un poète ! voilà en effet une précieuse recommandation ! Oui, certes, précieuse, et quiconque aura lu ses ingénieuses causeries musicales,