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sont morts et ceux qui se survivent, ont figuré à ce piano qui pourrait bien, comme le violon d’Hoffmann, avoir gardé quelque chose de ces trésors d’inspiration, car tant de génie ne passe point sans laisser de trace. Pas un nom aimé ne manquait au programme qu’il faudrait citer en entier et dont je ne puis extraire ici que deux morceaux : le premier (un duo de la Vestale de Mercadante), pour la façon toute brillante, pleine d’entraînement et de bravera avec laquelle Mme la comtesse Merlin, secondée par Mlle Ida Bertrand, l’a exécuté ; le second (une sérénade avec chœur d’un opéra de Rosamunda, de M. Alary), pour la grace mélodieuse et douce que respire cette composition. C’est mystérieux et charmant, plein de rêverie et de volupté. Vous vous souvenez de ce chœur des sirènes dans l’Oberon de Weber ; eh bien ! imaginez un effet de ce genre, je ne sais quoi de vague et d’enchanté qu’on écoute en fermant les yeux, pour songer au lac romantique où frissonne le clair de lune. Au théâtre, un tel morceau produirait une sensation irrésistible, et tout public au monde imiterait à son propos le public de Florence, qui le redemandait chaque soir. Cependant, le croirait-on ? l’auteur de cette délicieuse composition et de tant d’autres attend depuis des années que son étoile enfin se lève, et jamais le moment ne vient. Vainement les meilleures influences se déclarent en sa faveur ; vainement, ce qui vaut mieux que tous les patronages, son talent facile se dépense en agréables inventions. Les abords de la scène lui demeurent interdits, et les portes de l’Académie royale de Musique et de l’Opéra-Comique, qui s’ouvrent devant M. Balfe, M. Boisselot, M. Thys, restent sourdes à ses efforts. Dernièrement M. le directeur de l’Opéra, pressé par les vives instances d’un membre de la commission, et voulant se montrer bon prince à l’égard du musicien dont nous parlons, lui proposait d’écrire un pas de deux dans un ballet. Rebuté de ce côté, M. Alary se tourna du côté du Théâtre-Italien. Là tout le monde fut pour lui : Ronconi, la Grisi, M. de Candia ; c’était à qui s’empresserait de travailler à l’avènement du jeune et intelligent maestro. Par malheur, on avait compté sans Lablache. Or, la partition de M. Alary étant écrite sur l’ancien poème de la Serva Padrona, lequel n’a que deux personnages, on devine ce que devint cette partition, lorsque cet excellent Lablache refusa de prendre le rôle. Il y a des gens qui jugent de la bonté d’un homme sur sa corpulence, et qui vous diront que cet admirable Geronimo, si épanoui, si rubicond, si prospère, ne peut être, au demeurant, dans les rapports de sa vie d’artiste, qu’un paternel vieillard rempli de sympathies et de tendresses pour l’univers entier. Quant à moi, je ne m’y fierais pas, et je tiens le bonhomme pour le plus malin compère qu’il y ait. En attendant, voilà un talent mélodieux qui se décourage, et qu’on laissera s’épuiser en toute sorte de compositions éphémères, lorsqu’il serait encore si facile de le soutenir dans la bonne route. Le nombre des virtuoses qui se sont révélés à nous dans les concerts de la saison ne dépasse guère trois ou quatre ; c’est bien peu, si l’on pense aux troupeaux de violonistes, de pianistes et de violoncellistes qui, jadis, ne manquaient jamais de s’abattre sur Paris aux approches de l’hiver. Du reste, on l’a remarqué déjà, depuis quelque temps, le vent est à la symphonie, à l’oratorio. Le succès du Désert a suscité toute une phalange de lyres épiques. Décidément, nous retournons au vieux Handel. La Tentation de saint Antoine, Ruth et Booz, Moïse au Sinaï ! pour peu que ce sacré délire persévère, il faut nous attendre à voir les mystères succéder à nos opéras en cinq actes. Déjà même, à certains jours, ces sortes d’auditions,