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succès à ce théâtre, ce que l’auteur du Domino noir et de la Sirène possède au plus haut degré : l’intention mélodieuse, le motif. Au lieu de cela, qu’entreprend-il ? Une épopée biblique, un oratorio, tâche énorme, colossale, pour ne pas dire impossible de nos jours, où, le sentiment religieux n’aidant plus chez les masses, l’austère unité du style, indispensable aux œuvres de ce nom, doit nécessairement aboutir à la monotonie ; et, comme si ce n’était point assez de prendre vis-à-vis du public l’engagement d’être sublime au moins pendant deux heures, pour comble d’imprudence, il s’attaque à un sujet déjà traité par Rossini, avec cette différence, toutefois, que Rossini, moins ambitieux, s’était contenté de Moïse en Égypte. Nous voilà donc sur le sommet du Sinaï, face à face avec Jéhovah. Tandis que le peuple hébreu murmure au pied de la montagne, le prophète, troublé, chante un air en attendant que son Dieu le visite. On voit, par ce début, qu’il s’agit d’un oratorio pur et simple, d’une œuvre généralement conçue dans la forme, sinon dans le style des anciens maîtres. Après cet air, auquel je reprocherai un caractère amphigourique et déclamatoire qui, malheureusement, se fait sentir d’un bout à l’autre de la partition (quel texte aussi l’infortuné compositeur avait à mettre en musique, et vit-on jamais alexandrins plus lourds et plus rebelles ?), après cet air, l’orchestre commence à déchaîner ses tempêtes ; le programme a bien soin de vous annoncer que Jéhovah se manifeste à Moïse au milieu des éclairs et du tonnerre, et certes la précaution vient à propos, car rien, dans la musique, n’indique la solennité d’une pareille scène. Qu’on se figure un orage comme il y en a mille, avec les petites flûtes imitant les éclairs. Maître Casper, voulant évoquer Samiel au carrefour du Wolfsschlucht, ne s’y prendrait pas autrement. A tout instant, il me semblait entendre l’acteur chargé du rôle du prophète prononcer la formule sacramentelle : Erschein, Samiel, erschein ! Nous ignorons quel effet aurait pu produire une semblable scène, traitée par un véritable maître et selon tout le grandiose qu’elle comporte ; mais ce que nous savons parfaitement, c’est qu’ici le sentiment biblique ne se laisse pas même soupçonner. On conçoit dès-lors l’impression lamentable qui résulte de ce morceau dithyrambique où Moïse, parlant à Jéhovah, lui crie à tue-tête : Parais ! parais ! ni plus ni moins que s’il s’agissait de faire sortir de terre un gnome fantastique, et combien cette évocation, dont la magnificence et le sublime de la période musicale pouvaient seuls sauver le côté critique, perd dès ce moment toute espèce de prétexte sérieux. La romance que chante un peu plus loin la jeune fille juive a je ne sais quelle grace languissante, quelle douce rêverie qui plaît. A cet accent de tendresse plaintive, à cet accompagnement rhythmique incessamment reproduit, à toute cette monotonie qui vous berce, on retrouve le chantre aimé de la nuit au désert. Ai-je besoin de dire à quel point a réussi ce verset naïf, ce frais soupir mollement exhalé au milieu de tant de vacarme ? La salle entière, si fâcheusement désappointée jusque-là, savourait avec bonheur la manne harmonieuse. On se reposait dans cette phrase ; on aurait voulu s’y attarder, comme au sein d’une riante oasis. Par malheur, les prétentions au génie épique, un moment assoupies, se réveillent presque aussitôt, et la grande musique reprend son train. En marche donc vers la terre promise ! Pour nous, auditeur patient voué depuis trois heures à la plus terrible des déceptions, notre terre promise eût été, ce soir-là, quelque inspiration généreuse, puissante, irrésistible, jaillissant, comme l’eau du rocher,