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titre d’Epistoloe obscurorum virorum. Bientôt elles furent dans toutes les mains. On disait alors qu’en les lisant, Érasme, qui avait un abcès à la joue, avait ri de si bon cœur, que l’abcès creva. On ne fait de pareils contes qu’à propos d’un grand succès.

L’Europe chrétienne avait donc produit un pamphlet populaire. Quel en était l’auteur ? Il y avait de par le monde un gentilhomme de Franconie dont on avait voulu faire un moine, mais que la nature avait doué d’un génie incompatible avec le cloître. Ulric de Hutten commença par une longue école buissonnière une existence où les fortunes les plus diverses se trouvent mêlées. Nous le voyons parcourir l’Allemagne et l’Italie dans une telle indigence, qu’elle le réduisit à s’enrôler comme soldat ; quelques années après, il recevait de l’empereur Maximilien la couronne poétique, et il était honoré de la confiance de l’électeur de Mayence. Enfin Charles-Quint et François Ier le recherchèrent. Hutten était un esprit non moins séduisant que redoutable. Homme d’action et de pensée, homme d’épée et de style, fougueux, irascible, faisant des vers que son siècle trouvait beaux, parlant des affaires religieuses et politiques dans une prose qui aujourd’hui encore, en maint endroit, est restée éloquente, Ulric de Hutten exerçait une puissance morale d’autant plus vive, qu’elle était nouvelle, et que d’ailleurs il ne la garda pas long-temps. A trente-cinq ans, il terminait une vie qu’avaient épuisée les passions ; nous n’avons pas affaire à un saint. Tel est l’homme qui prit en main la cause de Reuchlin et de sa science : notre chevalier batailleur résolut de faire une campagne contre les moines. Pour cette entreprise, il s’adjoignit un de ses compagnons d’enfance, Crotus Rubianus, et peut-être encore quelques autres amis. Il leur communiqua son plan, les échauffa de sa verve, et c’est ainsi que furent écrites les Epistolœ obscurorum virorum, dont la plupart, et les plus ironiques, sont sorties de la plume de Hutten. Les adversaires de Reuchlin étaient assaillis à leur tour, et ne savaient d’où partaient les coups. Hutten et ses amis formaient une sorte de tribunal secret littéraire qui était la terreur de la gent monacale. Les savans et les lettrés de l’Allemagne, de la France et de l’Italie, lisaient avec surprise et ravissement ces lettres remplies d’une animation toute comique, et aujourd’hui nous saluons dans Ulric de Hutten le pamphlétaire de la réforme dont Luther fut le promoteur, et Mélanchton le théologien par excellence.

Durant le XVIe siècle, et dans la première moitié du XVIIe, le latin fut la langue générale de l’Europe. La France, il est vrai, avait déjà produit, surtout en prose, de remarquables écrivains : Montaigne nous avait offert comme une transformation gasconne de Plutarque et de Sénèque. Pour plusieurs de nos soldats et de nos diplomates, la guerre et les affaires avaient été une école de style ; enfin nous avions eu des pamphlétaires qui, bien qu’un peu novices avaient excité la gaieté de Paris aux