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et les travaux de Reuchlin présentaient une analogie frappante avec les tentatives littéraires et philologiques d’Ange Politien. D’un génie autrement vaste et profond que le brillant favori de Laurent de Médicis, Reuchlin non-seulement était l’homme le plus érudit de son époque, mais à la connaissance, si rare alors, des langues hébraïque et grecque, il joignait une raison supérieure ; qui lui avait fait pressentir l’étroite union du christianisme avec les religions orientales. La tourbe des théologiens et des moines était incapable d’aller au fond d’une telle pensée, mais pour les blesser il suffisait de la prééminence qu’assurait à Reuchlin son érudition hébraïque. Reuchlin fut accusé de judaïsme : il savait l’hébreu, donc il ne pouvait être bon chrétien. Les moines de Cologne trouvèrent ce raisonnement si beau, qu’ils en firent la base des accusations par lesquelles ils entreprenaient de perdre le célèbre hébraïsant. Insinuations calomnieuses, citations infidèles, injures violentes, enfin tout ce que peut inspirer une haine de théologien, passion devenue proverbiale, odium theologicum, fut employé contre Reuchlin, qui se défendait avec fermeté, lorsqu’à cette polémique il y eut une diversion imprévue.

On commençait à parler, dans le monde théologique et savant, d’un recueil de lettres toutes adressées au même personnage, à Ortwinus Gratius, professeur de théologie à Cologne. Les correspondans du théologien ne se faisaient point connaître ; mais, si les noms qu’ils prenaient étaient imaginaires, ils professaient des principes qui, à la première vue, paraissaient excellens. Ils avaient pour Ortwinus Gratins tous les dehors du respect ; ils l’appelaient poète, orateur, philosophe, théologien, et plus si vellet ; ils lui donnaient encore les noms de scientificissimus, de profundissimus et d’illuminatissimus. Ils mandaient au professeur de Cologne les nouvelles du jour ; ils le tenaient au courant de tout ce qui s’écrivait et se disait pour et contre Reuchlin ; quant à eux, leurs sentimens n’étaient pas douteux : ils maudissaient le savant téméraire, ou plutôt l’hérétique qui était venu troubler la bienheureuse paix dont jouissait l’église. Aussi demandaient-ils à Ortwinus Gratius les moyens de répondre aux objections impertinentes de Reuchlin et de ses partisans. A l’apparition de ces lettres, les adversaires de Reuchlin furent dans la joie : ils crurent avoir trouvé des auxiliaires. Cependant à quelques-uns cette apologie parut bientôt suspecte ; d’autres ne se gênèrent pas pour en rire : enfin il ne fut plus possible de s’y tromper. Sous de perfides apparences, sous le prétexte de défendre la bonne cause, on l’attaquait.

La désolation était dans le camp du Seigneur. On n’était entré en commerce de lettres avec Ortwinus Gratius que pour se moquer de lui et de tous ses amis qui n’aimaient pas la science. Comment en douter, quand on voyait un des correspondans du professeur de Cologne lui écrire en ces termes : « Il faut que vous sachiez que le docteur Reuchlin