Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 14.djvu/113

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en Bade seulement que des portraits d’hommes politiques sont déjà devenus des images populaires, et font pendant sur les murs des auberges de village aux victoires de Frédéric ou de Napoléon ; le détail est petit, mais il a du sens ; ailleurs ce ne sont guère encore que des figures de professeurs ou de soldats. L’outrage gratuit infligé dernièrement par le gouvernement prussien à MM. d’Itzstein et Hecker les a rendus plus chers à leurs concitoyens, et tous ont appris à détester toujours davantage le régime hypocrite des monarchies pures en voyant les représentans d’une nation libre si brutalement chassés des états d’un prince absolu pour ce seul crime d’avoir défendu chez eux la constitution. Ç’a été un nouveau sujet d’irritation au moment même où l’effervescence religieuse allait aigrir et ranimer l’effervescence politique.

Le mouvement n’a nulle part été plus prononcé qu’à Heidelberg. Ce singulier abbé Kerbler, qui débarquait en même temps que moi, y avait déjà prêché quelques semaines auparavant ; il avait beaucoup moins parlé du dogme en général que de l’unité allemande et du patriotisme allemand ; sa propagande, quoique vite arrêtée, remuait encore les classes inférieures. On était d’ailleurs à la veille des élections ; on agitait sans relâche cette grande question de la liberté des consciences, magnifique prétexte sous lequel on débat toutes les autres ; la ville était divisée en deux camps, et les libéraux, comme au XVIe siècle les huguenots de Genève, flétrissaient leurs adversaires du nom de serviles. Quelque temps après mon départ, un libéral faillit être tué durant la nuit d’un coup de pistolet ; il avait le soir même très fort maltraité les serviles dans une discussion publique ; on les accusa d’avoir voulu le punir par un guet-apens. Étaient-ce donc là ces candides philistins qui se rangeaient naguère si pacifiquement pour laisser défiler un cortége belliqueux d’étudians en gaieté ?

Les savans eux-mêmes n’étaient pas d’humeur plus paisible que la foule, et l’esprit, la passion du moment les poursuivait jusqu’au milieu de leurs livres. Les doctes maîtres seront dorénavant toujours moins tentés de s’ensevelir sous la poussière un peu stérile du cabinet : il deviendra désormais toujours plus rare de voir ce qu’on voyait jadis si souvent, un illustre professeur enfermé dans un monde d’abstractions, tout heureux du titre honorifique de conseiller intime, se retirer exprès de son temps pour mieux s’isoler par cette superbe indifférence. A Heidelberg, ce ne sont pas seulement les plus ardens et les plus jeunes qu’entraîne aujourd’hui ce vif courant du dehors ; les plus graves, les plus âgés, ouvrent aussi les yeux pour regarder enfin dans le domaine vulgaire du contingent et du réel, pour s’y mêler à leur guise, pour y marquer leur trace. M. Gervinus, l’auteur de cette excellente histoire de la littérature allemande qui lui a fait une renommée, le guide classique