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servitude aura, nous aimons à le croire, une influence considérable sur les destinées de la société moderne ; quant à celui dont nous nous occupons aujourd’hui, nous craignons qu’il n’en soit malheureusement pas de même. Nous venons de dire qu’il n’ajoute absolument rien aux notions partout répandues sur l’état actuel de l’Égypte. Les préoccupations humanitaires de l’auteur ne lui ont peut-être pas laissé toute la liberté d’esprit nécessaire pour faire la part des influences extérieures, des préjugés de race, des traditions routinières au milieu desquelles a eu à se développer l’œuvre de Méhémet-Ali. Si M. Schoelcher entend nous dire que l’Égypte, entre les mains d’une nation européenne, soumise à un régime libéral, envoyant au Caire quatre cents députés, et munie d’une presse indépendante, serait plus heureuse que sous le régime du courbach, nous en convenons de grand cœur ; nais M. Schoelcher, qui étudie l’histoire de l’esclavage, doit savoir mieux que nous quelle était la situation de ce pays avant Méhémet-Ali nous le renvoyons seulement à l’itinéraire de M. de Châteaubriand ; il n’ignore pas quel est encore de nos jours l’état des autres provinces de l’empire ottoman. Sous la domination d’Abdul-Medjid, qui, nous ne savons pourquoi, a su trouver grace devant M. Schoelcher, il n’est pas un pacha ou un simple cadi qui se fasse scrupule de condamner à la bastonnade un malheureux raïs, et de lui faire couper la tête, sauf à le juger ensuite. Un mal n’excuse pas l’autre, dira-t-on, c’est vrai ; pourtant si, à côté, on peut trouver quelques compensations dans des résultats matériels, qu’il serait, en somme, impossible de contester, pourquoi condamner d’une manière absolue un système qui est au moins un premier hommage rendu à la civilisation par le génie oriental ? pourquoi s’écrier que Méhémet-Ali « a tout flétri, tout corrompu, tout tué ? » Mais, avant lui, où était la vie, où la moralité ? Les mamelouks n’avaient pas, que nous sachions, placé l’Égypte dans une si bonne voie, qu’il soit permis de se récrier si fort contre la corruption présente, et de regretter les temps qui ont précédé.

Il est un fait qui ressort, quoi qu’on en dise, de l’administration de Méhémet-Ali : c’est que la domination du pacha, quelque tyrannique, quelque barbare, quelque turque qu’elle soit, a habitué l’Égypte à la civilisation. Grace à cette rude initiation, les idées européennes sont désormais acceptées sur cette terre de la tradition et du fanatisme, et la nation arabe, pliée, brisée, si l’on veut, se trouvera prête pour la civilisation, lorsqu’il plaira à l’Europe de la lui imposer directement. Reportons nos regards sur les autres tribus orientales, et nous verrons là un progrès, un progrès réel.

C’est pour ne s’être pas placé à ce point de vue relatif que M. Schoelcher laisse tomber, du haut de son tribunal humanitaire, un blâme absolu sur des faits qu’il ne s’est pas donné le temps d’étudier. Les idées avancées que professe M. Schoelcher ne sont pas encore tout-à-fait admises en libre circulation dans les sociétés que quatorze siècles ont policées, et il s’indigne de ne pas les rencontrer sur la terre classique du despotisme. Désolé de n’y trouver nulle part l’application de ses théories, il s’en va fouiller les origines, et, analysant le Coran, il découvre que l’islamisme avait à son début une très haute valeur humanitaire. Évidemment ses sectateurs ont dévié depuis lors. Ses théories sur la race noire se trouvent-elles contredites par les faits, il essaie de prouver que les Égyptiens ne sont que des nègres dégénérés. En admettant cette filiation, d’ailleurs repoussée par la science, d’autres pourraient au moins dire que ce sont des nègres perfectionnés.