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il lira que dans les femmes il fait sombre, et dans les hommes il fait noir ; ce qui vous donne indubitablement la clé du quiétisme. Il en est de même durant tout un volume.

Sans aller plus loin, cela ne suffit-il pas à indiquer ce qui tend à faire irruption dans le domaine poétique ? C’est ainsi qu’on en vient à pouvoir faire des vers sans la moindre idée, avec un certain assemblage de mots sonores, de figures incohérentes et monotones, de sentimens faux ou vulgaires, qui sont la proie commune des imaginations faibles. La poésie de l’empire a été cruellement bafouée de nos jours, et sans doute avec raison. Eh bien ! qu’on mette en balance les vers, non de M. Luce de Lancival ou Esmenard, mais des plus obscurs rimeurs de ce temps, avec la plupart de ces vers que nous avons sous les yeux, la différence sera purement extérieure, pour ainsi parler ; on ne verra point paraître le chœur des Muses, l’Olympe, Apollon ou Vénus, il est vrai ; ce seront les fluides de l’amour, le soleil de l’amour, le vent desséchant des souffrances, le désert de la vie, l’ame sanglotante, etc. Au fond, des deux côtés, c’est un égal et puéril arrangement de mots convenus et de lieux communs. Seulement, si cette pâle imitation de l’antiquité faite dans une époque mauvaise pour la littérature blesse le goût, la rhétorique nouvelle froisse plus que le goût, elle froisse aussi le cœur ; elle l’offense dans ce qu’il a de plus intime, de plus sacré, de plus inviolable, dans sa douleur qui ne supporte pas qu’on la simule, et qui se sent secrètement outragée par ces mensongères images qu’on en donne sans la connaître. Certes, les deuils intérieurs, l’amertume des souvenirs, peuvent inspirer des hymnes grandioses, tels que les Novissima Verba ou la Tristesse d’Olympio ; mais, outre le talent nécessaire pour donner leur expression idéale à ces sentimens, il faut les avoir en partie éprouvés soi-même avant d’ajouter un chant nouveau à ce poème toujours renouvelé de la mélancolie humaine. La rhétorique n’y supplée pas ; la rhétorique n’est parvenue qu’à rendre ridicules les deux choses les plus chères et les plus respectables à divers titres, — la jeunesse et la douleur, — comme elle avait déjà appelé la risée sur les poétiques fictions de la Grèce païenne.


III.

Chose curieuse à observer, on pourrait mesurer les progrès de cette singulière anarchie qui gagne et affaiblit la littérature à la répulsion de plus en plus marquée, de plus en plus vive, qu’éprouvent certains esprits soigneux, réservés, délicats. La vue des excès leur révèle, en quelque sorte, leur conviction, où la répugnance entre ainsi pour beaucoup. Plus les lois littéraires aussi bien que les lois morales sont violées autour d’eux, plus ils cherchent à s’y rattacher avec un respect jaloux ; plus l’imagination livre d’inutiles batailles et accumule de déceptions, plus ils se montrent sévères et scrupuleux ; plus la distinction et l’élégance s’effacent dans les écrits, plus leur goût devient chatouilleux et difficile. Ils se jettent dans les restrictions en haine du désordre : c’est ce caractère que porte essentiellement la critique de M. Saint-Marc Girardin. L’habile auteur peut justement passer pour une de ces intelligences droites, heureuses, qui se plaisent dans la vérité, qui la recherchent et se laissent conduire par leur aversion