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d’autant plus l’imperfection, que l’auteur pouvait aisément, avec plus de naturel, lui donner un vif et brûlant attrait : c’est Nélida. Une jeune femme d’un haut rang, d’une nature délicate et passionnée, renonçant aux faciles succès que lui peuvent procurer son nom, sa beauté et sa fortune, quittant sa position brillante pour se faire l’aventureuse compagne d’un homme de basse extraction, qu’elle croit grandi par le génie, puis découvrant dans cette pompeuse idole qu’elle s’est créée tous les vices choquans d’une organisation grossière, et réduite enfin à se repentir de son amour, c’était un sujet qui méritait d’être osé et que M. Daniel Stern n’a fait qu’effleurer. Nélida est cette jeune femme ; la fausse idole qui la séduit et qui l’entraîne, c’est le peintre Guermann Régnier. Ils errent ensemble de Paris à Genève, de Genève à Milan, ou dans quelque duché d’Allemagne, jusqu’à ce que Guermann meure de lassitude, et que Nélida, convertie aux idées sociales, se fasse la prêtresse en disponibilité de quelque religion nouvelle. L’auteur, disons-nous, n’a fait qu’effleurer le sujet, et voici comment : d’abord il faut faire peu de cas de l’intervention des théories sociales pour inspirer de l’amour ; ces théories, selon leur valeur, peuvent agir sur l’esprit et l’émouvoir, mais à coup sûr ce n’est point par elles que se peut expliquer une puissante passion entre deux êtres ; si elles ont eu jamais cet effet, c’est qu’alors la tête était engagée et non le cœur. En second lieu, pour que ce sacrifice d’une vie conservât son innocente grandeur, il faudrait que Nélida pût avoir quelque illusion sur Guermann ; or, cette illusion lui est interdite, puisqu’elle a appris qu’au moment où le jactancieux artiste l’enivrait de sonores paroles, il cachait chez lui une fille vulgaire, objet de ses triviales amours. Cette découverte a donné une fièvre chaude à Nélida ; mais elle a dû aussi faire naître dans son ame un sentiment propre à la préserver d’une chute, — le dégoût, le mépris. Lorsqu’on se livre à un homme après cela, on n’a plus le droit de s’estimer une Béatrix inspiratrice ; on est pour lui une bonne fortune nouvelle, et rien de plus. Nélida ne l’ignore pas, et c’est ce qui fait qu’on ne peut croire à la pureté d’un invincible abandon. Les impossibilités sont plus notoires encore dans Guermann Régnier ; il y en a une qui est radicale. M. Daniel Stern a doué Guermann de génie ; c’est simplement pour sauver la dignité de Nélida, car autrement il n’en est rien. Ce talent éclatant, selon l’auteur, a son unique source dans l’amour ; c’est la réalisation du mot d’Obermann : « l’activité d’une passion profonde est pour lui le feu du génie ; » si bien que, lorsque le peintre n’aime plus la jeune femme, il sent défaillir son intelligence. Or, tout l’ouvrage est employé à prouver que cet amour est mensonger, vil et trompeur ; Nélida est pour Guermann une dépouille opime dont il se pare. Dès-lors, comment croirait-on à ce génie né de l’amour, puisque cette source si grande, l’artiste ne la possède pas en lui ? S’il faiblit tout à coup, s’il ne trouve pas une idée dans sa tête, pas une couleur sous son pinceau, en présence de cette immense muraille qu’on lui donne à peindre, ce n’est pas parce que l’amour s’est éteint dans son cœur, c’est parce qu’il n’eut jamais qu’un talent borné, incapable de soutenir une solennelle épreuve. S’il songe alors avec angoisse à Nélida, qui n’est plus près de lui, c’est que ce souvenir d’une victoire remportée sur le monde console son orgueil des humiliations que lui fait subir cette petite cour d’Allemagne où il est appelé. Ainsi, ce qui est vrai et dramatique dans Nélida tient à cette donnée primitive que nous avons indiquée ; ce qui est faux et impossible, c’est ce que l’auteur a cru devoir ajouter à cette donnée en la développant.