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le roman de M. Dumas le prouve assez. Monte-Christo ne brille pas par l’invention, en effet ; c’est une figure composée avec des souvenirs, avec des traits empruntés à des héros bien connus déjà. Cet or, ces millions mis au service d’une idée de domination, et au moyen desquels on arrive à toutes ses fins, perverses ou généreuses, n’est-ce point le Lugarto de Mathilde qui les lui a donnés ? Monte-Christo transformé en une providence terrestre qui ne laisse rien à faire à la providence divine, et répartit dès cette vie les peines et les récompenses, qu’est-ce autre chose que le prince Rodolphe des Mystères de Paris ? Et cette supériorité sur tous les autres hommes, qui n’est jamais en défaut, ce ton byronien, ce désenchantement, cet amer dédain, ce goût des excentricités, ces instincts voyageurs, ne sont-ils pas les élémens, de tous les ouvrages de M. Sue depuis Arthur ? A chaque pas, il faudrait ainsi saluer ses connaissances dans le Comte de Monte-Christo. Ceci ne donne pas seulement une médiocre idée du talent d’invention de l’auteur ; il y a une conclusion plus générale à en tirer, conclusion qui ramène invinciblement aux lois éternelles de l’art. Ne voit-on pas combien est étroit le cercle des fictions invraisemblables à côté du domaine immense et varié des réalités humaines qui s’offrent de toutes parts à l’esprit et le sollicitent, combien la fantaisie s’épuise vite et risque de tomber dans une monotone imitation d’elle-même, lorsqu’elle ne s’allie pas à l’observation qui agrandit et multiplie ses ressources ? Vérité bien simple, bien ancienne, sans doute, mais toujours féconde, toujours nouvelle, et qu’il est utile surtout de rappeler aujourd’hui.

La nature humaine, les mœurs présentes, sont incontestablement travesties dans Monte-Christo. M. Dumas a-t-il mieux réussi dans ses romans historiques ? Mais ce genre, plus que tout autre encore, n’exige-t-il pas le travail, l’étude intelligente, la maturité de l’inspiration ? Avant de ranimer des personnages dont le nom réveille une idée de gloire ou de terreur, il faut avoir en quelque façon vécu familièrement avec eux, avoir pénétré dans tous les replis de leur destinée, et pesé attentivement leurs grandeurs et leurs petitesses ; avant de peindre autour d’eux le mouvement de leur siècle, il faut en avoir saisi le caractère particulier, le sens intime, s’être, pour ainsi dire, imprégné de toutes ses émanations, afin de ne point trahir sa physionomie naturelle par un faux geste, par des couleurs mensongères. C’est le mérite éminent de Scott d’avoir réuni une connaissance exacte de tous les détails du passé et une puissance suffisante dans l’imagination pour combiner ces détails et en faire sortir la vie. Antiquaire et poète, il crée des figures qui restent comme des types, sans cesser d’être exact. Il avait si bien accoutumé son génie à s’inspirer de la vieille Écosse, à rechercher ses moindres coutumes, à s’échauffer de ses vivaces passions, que la fidélité n’est plus pour lui un effort. La vérité circule de toutes parts ; elle va du héros préféré au passant obscur qui disparaît après avoir dit son mot qui le caractérise, et un rayon d’immortelle poésie flotte sur l’ensemble, sur ce monde de reines malheureuses et d’intrépides jeunes filles, de vaillans soldats des Stuarts et de fanatiques puritains, de bohémiennes et d’indépendans montagnards, — Marie Stuart, Diana Vernon, Claverhouse, Balfour de Burleigh, Fenella, Rob-Roy ! Si le roman historique n’est point cela, il n’est rien. Le principal défaut de M. Dumas dans ceux qu’il ne cesse de produire, c’est d’emprunter des noms seulement à l’histoire, de jeter dans quelque période célèbre une intrigue