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vit oublié de tous pendant quatorze ans, n’ayant pour consolateur qu’un pauvre prêtre italien, l’abbé Faria, compagnon de sa captivité, qui arrive jusqu’à lui en perçant les murailles. M. de Villefort a si bien fait, que les portes de la prison ne se sont point ouvertes, même pendant les cent jours, au retour de l’empereur, pour qui le jeune homme avait souffert.

Jusque-là, rien ne choque dans Monte-Christo ; tout émeut au contraire. Dantès y est peint dans sa franche, vigoureuse et noble nature La part des mauvais instincts y est faite dans de justes limites. Les douleurs de la captivité au château d’If sont décrites, sinon avec nouveauté, du moins avec vigueur, et il y a là une de ces figures originales telles que M. Dumas n’en trouve pas souvent : c’est l’abbé Faria, génie de la patience qui use les murailles, assemble des lettres éparses, des fragmens de papier à demi brûlés, recompose des mots pour arriver à découvrir le sens d’un écrit mystérieux d’où dépend la possession d’une fortune étrange et colossale. L’abbé Faria a bien fait de mourir après avoir trouvé ce secret invraisemblable qu’il lègue à Dantès. La pitié ne se détache pas encore de lui ni de son compagnon, parce que, s’ils croient tous deux aux folies d’une tête exaltée par la solitude, ils souffrent, et c’est là l’excuse de leurs chimères. Mais ici commence un nouveau roman où tout change d’aspect, où la vérité humaine n’est plus pour rien, où les situations, les caractères, sont pliés à toutes les fantaisies d’un esprit tourmenté par le besoin de l’impossible. C’est comme un rêve peuplé d’inexplicables apparitions. Les personnages eux-mêmes sont-ils bien ceux qu’on a connus ? Un seul peut-être, le probe Morrel, que son honnêteté a conduit à la banqueroute, et qui est sauvé par un secours dont l’origine est inconnue. Le père de Dantès est mort de faim. Don Fernando n’est plus le pauvre Catalan de l’allée des Meillans ; soldat à Waterloo, il a déserté le jour du combat et il a gagné un grade. Espagnol de naissance, il est allé en 1823 porter les armes contre son pays, et a acquis dans la guerre de nouveaux honneurs. Après être allé mettre son épée au service d’Ali, pacha de Janina, il a livré son maître et a vendu sa femme et sa fille. Ainsi, de trahison en trahison, il est arrivé à être lieutenant-général, pair de France, et à se nommer le comte de Morcerf. Mercedès a pleuré quelques mois Dantès lors de sa disparition, puis, le croyant mort sans doute, elle a épousé Fernand. M. de Villefort s’est élevé à travers tous les régimes : chacun lit sur sa figure l’austérité, l’intègre énergie ; cependant il s’est souillé de crimes, il a commis l’adultère, l’infanticide, le meurtre, après avoir poursuivi les innocens ; ce sont les échelons qui l’ont fait parvenir aux fonctions de procureur-général à Paris. Le comptable Danglars est devenu un banquier millionnaire qui spécule sur les amours de sa femme avec le jeune chef du cabinet d’un ministre. Dans tout cela, on le voit, il n’y a aucune place pour le bien ; c’est le mal qui domine, qui explique toutes les grandeurs. L’honnêteté n’amène que la ruine, et elle a besoin, pour la préserver des désastres, de l’appui de quelque être surnaturel qui daigne intervenir par momens dans les affaires de ce monde. M. Dumas n’a pas fait autrement que M. Sue. L’impuissance de la probité par elle-même, les perversités morales servant au succès, tel est l’effet général qui résulte du roman moderne.

C’est au milieu de ce monde corrompu jusqu’au cœur que Dantès reparaît transfiguré par l’imagination de l’écrivain, ou plutôt ce n’est plus Dantès désormais ; c’est un autre homme, inconnu de tous, bronzé par les souffrances d’une