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mains et a volé en éclats. M. de Balzac a usé dans ce travail ingrat et banal ce talent d’observation hardi et pénétrant à l’aide duquel il fit oublier plus d’une fois les incertitudes de son goût, les imperfections de son style, et il a abouti à l’impuissance. Pour retenir un public de plus en plus blasé, M. Sue s’est vu contraint d’accumuler dans chaque œuvre successive quelque accès nouveau, abus des idées morales, abus des idées sociales, abus des idées religieuses. C’est là le secret de sa fortune littéraire depuis Mathilde jusqu’au Juif Errant. Rien n’est plus logique : il est difficile de s’arrêter dans cette voie dès qu’on y est entré ; à un palais émoussé par l’ivresse il faut chaque fois une liqueur plus âcre. Au sein de cet étrange succès, d’ailleurs, le talent de M. Sue a suivi la même loi de décadence que celui de M. de Balzac. Ce grand appareil de moyens romanesques, qui est tout le mérite des Mystères de Paris, couvre au fond une réelle pauvreté d’invention ; ces grossières enluminures, ces bizarres accouplemens de mots où se plaît l’auteur, déguisent mal la complète absence de style.

Promettre beaucoup au début, et s’appliquer ensuite à faire mentir ces promesses, n’est-ce point aussi l’histoire d’un autre écrivain facile ? M. Dumas a eu le plus singulier bonheur qui puisse échoir à un homme, celui de faire quelques ouvrages qui ont été comme des champs de bataille littéraires. De là vint sa gloire ; on crut presque un moment à son génie. Il avait en effet de vigoureuses facultés dramatiques, une verve libre et animée, et il écrivait Henri III ou Charles VII. Aujourd’hui ces facultés, cette verve, passées au laminoir du feuilleton, sont ce qu’on peut les voir dans la Fille du Régent. Il est vrai qu’entre ces deux époques, M. Dumas a parfois poussé la sobriété jusqu’à ne produire que trente-six volumes en un an, le désintéressement jusqu’à se contenter de la rente d’un fermier-général, et il a eu la modestie de s’en vanter. Briarée du genre, il a la main à tout ; il a créé le grand écart en fait de littérature, se trouvant à la fois sur tous les points, conduisant une demi-douzaine d’actions, ou les faisant conduire au besoin, passant des interminables récits des Trois Mousquetaires aux aventures extravagantes du Comte de Monte-Christo, de la Guerre des Femmes à la Dame de Montsoreau : pêle-mêle inextricable où apparaissent des histoires comme Louis XIV et son Siècle, des livres de morale tels que les Filles, Lorettes et Courtisanes, des romans comme Nanon de Lartigues, ou Madame de Condé, ou la Vicomtesse de Cambes. Le public connaît-il toutes ses œuvres ? Pas plus que lui-même, je pense. Or, la pire des choses pour un écrivain de quelque valeur, c’est certainement de ne plus saisir l’attention par chacune de ses pensées, de se voir atteint en partie par l’indifférence ; c’est le premier pas fait vers l’oubli complet réservé aux fausses gloires. M. Dumas, qui d’avance posait sur sa tête la couronne de Shakespeare et de Scott, va rejoindre Scudéry : vaillant esprit qui a mis une vraie passion à se réduire en petite monnaie, et qui inventera, s’il est possible, de nouvelles subdivisions pour se réduire encore ! Il faut l’ajouter, ces hommes tombés du faîte d’une renommée brillante trouvent eux-mêmes des successeurs qui se montrent jaloux du triomphe apparent des maîtres et visent à les égaler ; mais ici l’effet n’est-il pas bien plus triste ? Ne voit-on pas le métier précipiter vers une caducité imminente la jeunesse littéraire qui s’y livre ? Les rêves, les illusions, la droite naïveté des impressions premières, le charme de l’inexpérience elle-même, tout ce qui fait en un mot le génie de la jeunesse disparaît pour faire place aux grossiers procédés de la fabrication : corruption