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Ce qu’on nomme donc le mouvement de la vie n’est le plus souvent qu’une agitation stérile, où la cupidité et la vanité réunies sont pour beaucoup, et l’impulsion du talent pour peu de chose.

Ceci est un des côtés du mal ; il en est d’autres encore, par malheur aussi visibles et aussi sérieux. S’il y a une règle littéraire immuable et vitale à laquelle doive être invinciblement ramené tout poète, tout penseur, tout écrivain, c’est la concentration. L’art n’est-il pas là en résumé ? Avec des vérités incomplètes, demi-obscures, qui se révèlent à lui, il arrive à composer une vérité idéale ; les passions de l’homme, ses amours, ses haines, ses ambitions, sont des élémens qu’il combine, qu’il proportionne entre eux pour les faire concourir à un intérêt supérieur et dominant. Il crée des types, il ramène tout à une frappante unité. C’est, en particulier, la gloire de l’esprit français d’avoir reconnu et pratiqué cette loi depuis Corneille, Molière ou Pascal ; c’est cette saine intelligence de l’art qui fait que la littérature française est encore celle qui possède le plus d’ouvrages complets, parfaits d’ensemble, d’un sens clair et saisissable. N’est-ce point au contraire une nécessité presque inéluctable, dans cette production de tous les jours, de fractionner l’intérêt, de fausser les proportions, de violer toutes les lois de la perspective littéraire, de faire de l’action une cohue tumultueuse au lieu d’un enchaînement logique de péripéties émouvantes, et nous ajouterons, de substituer au style, qui est le signe de l’écrivain, un langage relâché, sans caractère, sans couleur et sans correction ? Que conclure de tout ceci ? C’est qu’à chaque pas dans cette voie, on rencontre la provocation à la licence, aux excès, au mépris des vraies et justes notions, et, en définitive, le résultat le plus palpable d’un tel système a été de faire vivre, d’étendre le désordre, et de l’organiser, pour ainsi dire, d’abaisser les conditions littéraires à un point où les qualités souveraines du poète, du peintre des passions ou des mœurs, sont perdues, et où il suffit d’une vulgaire habileté à certains jeux de scène ou de parole, de créer une issue tout à la fois à la médiocrité et au mercantilisme. Quel chemin nous avons fait ! Partis de la liberté de l’art, c’est à la liberté du métier que nous arrivons. Là où on rêvait peut-être l’artiste épris de son œuvre, et la portant dans son intelligence avec la tendresse inquiète et féconde de la mère qui sent s’émouvoir ses entrailles, on trouve l’ouvrier rajustant à la hâte des lambeaux ramassés de toutes parts indifféremment, dans les salons royaux aussi bien que dans les demeures infectes des bandits et des prostituées. Si l’on veut faire son étude des transformations d’un esprit, recherchant quels spectacles l’attirent, quels pensers le sollicitent, quelle loi le dirige, on ne découvre plus que la fonction mécanique d’une machine dont tous les rouages se meuvent dans un seul but, la vitesse, qui elle-même n’a qu’un objet, le lucre : — dieu nouveau dans le domaine des lettres ! la gloire, c’est un peu d’or !

Ces doctrines en elles-mêmes sont fausses, qui n’en est aujourd’hui pleinement convaincu ? Les œuvres qu’elles produisent ressemblent à ces fruits venus dans une atmosphère viciée qu’un peu d’air vigoureux et salubre flétrit aussitôt ; mais le meilleur moyen peut-être, le moyen le plus direct du moins d’apprécier leur portée, c’est de voir ce qu’elles ont fait des hommes eux-mêmes. Comptez les héros du feuilleton, tous les co-partageans de cette royauté éphémère ! Pesez ce qu’ils ont perdu, considérez à quel point leurs blessures se multiplient et s’aggravent depuis que cette chaîne d’or de la tradition s’est rompue dans leurs