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moindres conceptions, elle a abouti à la puérilité des détails, et s’est anéantie dans un morcellement futile. Elle a fait les Mystères de Paris, ou ces mille petits romans de tous les jours, qui n’ont, en vérité, rien à débattre avec l’art. Réunissez les deux élémens dans une même œuvre, et le résultat sera digne d’occuper votre esprit ; ce sera le faux vulgaire, quelque chose peut-être comme le Fils du Diable. Voilà cependant pourquoi une révolution littéraire aurait été accomplie ! Est-il nécessaire d’ajouter qu’en poursuivant l’histoire de la décadence de l’imagination telle qu’on l’a comprise, nous réservons les droits de l’imagination qui règle ses facultés créatrices, qui sait se garder intacte et pure, et capable de réfléchir la nature et l’homme dans leurs grands et divers aspects ?

Il serait difficile aujourd’hui de nier la part qu’a eue dans les désordres contemporains l’immense développement de la publicité quotidienne appliquée à la littérature ; c’est le fait qui est venu à l’appui de la doctrine, comme pour la mieux pousser à ses conséquences extrêmes. Ne dirait-on pas désormais que l’un ne peut plus aller sans l’autre ? Ils se sont fait une destinée commune qui a eu ses jours de triomphe ; mais, au fond, cette union mal assortie ne devait produire que des fruits malsains, d’avance promis à la mort. En quoi cependant, dira-t-on, la corruption d’une théorie littéraire a-t-elle pu dépendre d’un fait excellent sous d’autres rapports ? La raison en est simple : c’est que l’essence, la vie même de la publicité quotidienne est dans la rapidité, dans l’appel incessant à tous les mobiles, à la curiosité, à la passion, et qu’il est plus aisé de suffire à ces impérieux besoins, en se dépouillant de tout scrupule, en abandonnant l’imagination au décevant attrait de ses chimères et de ses futilités, en exagérant ou délayant les situations, les sentimens et les caractères, qu’en se laissant captiver par le charme sévère des nécessités de l’art. Au milieu de cette hâte universelle, où est la place de la méditation qui recueille la philosophie des choses, de la rêverie patiente et désintéressée qui en recherche la poésie pour la fixer dans une forme originale et durable ? Prendrait-on, par hasard, ces efforts trompeurs, ces gesticulations, pour ainsi dire, de l’imagination moderne pour de l’activité ? Ce serait une grande erreur. Il y a, en effet, dans l’apparente oisiveté de l’homme qui respecte son inspiration, qui berce long-temps dans ses rêves l’image qu’il retracera, et attend de la voir lui-même briller pleinement dans sa force ou dans sa grace pour la montrer à tous les yeux, plus de travail réel, sérieux et productif que dans l’activité de celui qui se voit forcé d’écrire tout juste un moment avant de penser, ainsi que cela a été dit. Et, comme il est d’usage aujourd’hui que la plume ne s’arrête plus dans sa course, elle se trouve malheureusement avoir gagné assez de chemin sur la pensée, qui traîne ses blessures, semblable aux filles boiteuses de Jupiter, sans pouvoir arriver. Cela se conçoit d’ailleurs : il faut le temps pour que la pensée mûrisse, et non-seulement le temps, mais encore le soin, la culture, parfois l’austérité des veilles, pendant lesquelles l’intelligence lutte avec elle-même. C’est l’histoire des plus fertiles génies. Qu’on interroge ces immortels poètes qui ont mis toute leur existence dans une œuvre, mais en peuplant cette œuvre de mille figures diverses, qui toutes laissent le souvenir de leur grandeur ou de leur beauté charmante, de leur fière énergie ou de leur douce faiblesse ! Qu’on demande à l’image grave et méditative de l’auteur du Misanthrope ce que c’est que la véritable activité d’un grand esprit, et quel combat obstiné se cache sous ce mélancolique regard !