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pour y enfoncer le fer avec précision, avec vigueur et rage : il nous fallait alors concentrer nos forces, et faire des trouées dans de grandes masses, que rassemblait et dirigeait une certaine unité d’idée et de volonté. Aujourd’hui on sait qu’un pays est en insurrection plus tôt qu’on ne le voit. Quelque ambitieux ou fanatique parle de guerre ; on oblige par la violence en actes ou en menaces le chef nommé par la France à s’éloigner, et on le remplace par un partisan d’Abd-el-Kader ; on se réunit en conciliabules où se montrent quelques centaines d’hommes, et où l’on décide à l’unanimité que le voisin le plus faible est nécessairement ami des Français, ennemi de Dieu et de Mahomet, et justement passible de toute spoliation, exaction et vexation que de droit. Après cette sentence, on procède à l’exécution, et jamais force ne manque à la loi ; car la confiscation, qui appuie et scelle tout jugement de ce genre, vient allumer dans l’ame de tous les assistans une ardente soif de justice, et les champions de ce tribunal en plein air sont toujours beaucoup plus nombreux que les condamnés. Cependant, après s’être gorgés de butin et avoir dormi sur les dépouilles opimes, ces grands justiciers, en apprenant qu’une colonne française vient pour casser leur arrêt, se troublent, et commencent à douter de la bonté de leur cause. A l’approche de nos troupes, ils abandonnent leurs chétives habitations, et fuient vers la montagne. Si leur adresse à se dérober est vaincue par la nôtre à les surprendre, et leur agilité dans la retraite par notre vigueur dans la marche agressive, alors seulement il y a un combat, ou plutôt, ce qui est plus triste, il y a des coups de fusil échangés entre nos soldats, chargés d’arrêter les fuyards, et ceux-ci, qui, par instinct guerrier, sans espoir de succès ni de salut, sombres et résignés à mourir, veulent au moins tomber en frappant un ennemi : spectacle d’une mélancolie aussi poignante, mais plus digne que celui des gladiateurs disant à César : Morituri te salutant. Les Arabes aiment mieux tuer qui les tue que le saluer.

En même temps que les combats se sont espacés dans le temps, ils ont reculé dans l’espace, relativement aux centres de notre domination ; si ce n’est du côté de Tenez, où l’insurrection s’est approchée de la mer, une large zone, le long de la côte, a généralement été respectée. Les plaines sont presque partout restées calmes et silencieuses, et le bruit de la mousqueterie ne s’est guère fait entendre que sur les plateaux élevés, dans la haute partie du cours des rivières, dans les contrées éloignées du rivage et des grandes villes, d’où sortent toutes les eaux, et où les gorges profondes et les grandes étendues incultes promettent refuge à ces populations, qui ne portent plus leurs regards en avant sur les terres à envahir qu’aussitôt elles ne les jettent en arrière sur le chemin de la retraite.