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Au milieu d’une civilisation aussi raffinée que la nôtre, où chacun s’estime en droit de s’écrier, comme Beaumarchais parlant par la bouche de Figaro : « J’ai tout vu, tout fait, tout usé, » les poètes n’auront jamais assez de méditation et d’étude pour être sinon entièrement nouveaux, du moins assez remarquables pour qu’on les écoute. Dans ces derniers temps, on nous avait annoncé l’avénement d’une poésie nouvelle, la poésie populaire. Sous la main de l’artisan, la lyre allait trouver des effets imprévus, inouis. Des ouvriers ont publié leurs vers, et nous y avons reconnu l’imitation des plus célèbres contemporains, imitation involontaire, mais inévitable ; il serait injuste de la reprocher au peuple, qu’il faut louer au contraire d’avoir employé de rares loisirs à lire de grands poètes. Ce qu’il faut relever, c’est l’erreur plus ou moins sincère de ceux qui ont prétendu qu’une poésie nouvelle allait sortir du sein du peuple, en raison même de son ignorance.

On ne pouvait méconnaître d’une manière plus complète les conditions de l’art au milieu du xixe siècle. Aujourd’hui tout ce qui environne le poète l’avertit des dangers auxquels il s’exposera, s’il se lance dans la carrière avec une inexpérience présomptueuse. Tout a été chanté par les plus beaux génies. La nature a été décrite et célébrée dans ses aspects les plus divers et ses plus frappans contrastes ; l’amour et les autres passions de l’homme ont fatigué la plume des romanciers et des poètes ; que de héros et de scènes pathétiques la muse tragique a depuis Eschyle empruntés à l’histoire ! À ce propos, il nous revient en mémoire une singulière opinion de Gozzi : il prétendait qu’il n’y avait pas plus de trente-six situations tragiques. Mais alors, nous demandera-t-on, devant ces richesses du passé, les artistes de notre siècle et ceux de l’avenir devront renoncer à peindre la nature, la vie et les passions humaines ? Non, la réalité est inépuisable ; elle aura toujours pour ceux qui sauront l’interroger avec puissance des secrets à trahir. Seulement il faudra que les forces de l’artiste soient en rapport avec les progrès des temps, que de profondes études, marquées d’un caractère d’universalité, lui permettent de marcher de pair, pour l’intelligence même des choses, avec le savant et le penseur. La naïveté et l’ignorance ne peuvent plus être des sources de poésie.

Aujourd’hui, s’annoncer comme poète, c’est s’engager envers soi-même et envers les autres à pénétrer dans le fond, dans l’essence des choses, puis à trouver à ses idées une expression d’un irrésistible charme. Il faut donc bien consulter ses forces avant de s’écrier :

Un démon triomphant m’élève à cet emploi.


Parmi les études qui peuvent servir d’initiation, nous indiquerions volontiers, aux jeunes gens que font rêver les travaux de la muse, deux