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modèles qu’il faille servilement imiter, mais des œuvres fortes qui, au milieu de leurs défauts, gardent au moins l’empreinte d’une inspiration sérieuse. Nous sommes dans une époque de marasme poétique. Ceux dont la France aime à lire les vers se taisent : soit fatigue, soit dédain pour ce qui a fait leur gloire, ils abandonnent la muse, et ils ne sont plus que des oisifs ou des politiques. Le champ qu’ils laissent ainsi libre à l’inexpérience, à la médiocrité, n’est que trop envahi. Chacun se croit en droit de venir prendre ses ébats ; le plus mince écolier débute par des prétentions au rôle de rénovateur. Des ambitions monstrueuses, une affligeante stérilité, voilà nos maux.

En voici la cause. Il règne aujourd’hui parmi nous une manie d’improvisation dont la durée serait le fléau de notre littérature. Une idée à peine entrevue, une fantaisie, un caprice, s’appellent aujourd’hui inspiration. Sur un thème si hâtivement conçu, on travaille avec une rapidité non moins grande. La vitesse de la vapeur, tel est maintenant le signe auquel on reconnaît le souffle poétique. Autrefois, quand un poète croyait sentir s’élever dans son ame la voix secrète et divine de l’inspiration, il se recueillait en lui-même avec une sorte de ravissement mêlé d’effroi, tant il avait peur de perdre l’heureuse présence de la muse ! Puis, s’il était bien sûr qu’elle lui avait parlé, il demandait au travail, à des veilles ardentes, la puissance de communiquer aux autres ce qu’il avait reçu. Ce respect pour l’inspiration et pour l’art était récompensé par des œuvres qu’on n’oublie pas. Comment aujourd’hui garder un souvenir même vague de tous ces poètes qui se ressemblent entre eux parce qu’ils cèdent tous aux mêmes entraînemens ? Où est ce caractère individuel du talent qui se grave d’une manière durable dans l’esprit du lecteur ? Où est la puissance de cohésion, où est le ciment qui tient fortement unies entre elles les pensées principales d’une œuvre ? Nous appliquerions volontiers aux poètes de nos jours le mot que prononçait sur lui-même un autre poète, quand il chantait son repentir dans des odes immortelles. Pénétré de douleur au souvenir de sa vie passée, le roi David s’écriait : Je me suis répandu comme de l’eau ; « sicut aqua effusus sum[1]. » Que font autre chose tant d’écrivains ? Leur improvisation laissera-t-elle une trace plus durable que ne fait l’eau répandue sur le sol ?

Une célèbre improvisatrice, Corilla, disait dans le siècle dernier à Charles Victor de Bonstetten : « Ne faites pas trop de cas de mon talent ; quand on est vraiment poète, on écrit, et l’on n’improvise pas. » Corilla était l’orgueil de l’Italie, et, au milieu des applaudissemens qu’elle soulevait, il lui eût été permis de croire à sa gloire. En se jugeant ainsi elle-même, elle était digne d’être un grand poète.

  1. Ps. xxi, vers 15.