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éducation, « pour lui faire voir les hommes, dit Saint-Simon, les lui faire étudier, entretenir, sans se livrer à eux, lui apprendre à parler avec force, et acquérir une autorité douce. » Il l’émancipa peu à peu de ces vaines délicatesses et de cette servitude du doute sur l’intérieur où l’avait élevé Fénelon, et il l’eût rendu digne de réparer les malheurs de sa vieillesse et les fautes de sa trop longue vie.


V – DIRECTION DES PARTICULIERS, LETTRES SPIRITUELLES

La même chimère de perfection, par un détail infini de prescriptions minutieuses, et par l’impossible pratique du pur amour, caractérise les autres écrits de direction de Fénelon. Parmi beaucoup d’onction, de douceur, d’intelligence des choses de la vie, de conseils délicats et sensés pour en accommoder les nécessités avec une piété facile, dominent le raffinement, la subtilité sans bornes, l’excitation à une vaine curiosité sur soi. Le duc de Chevreuse en fut presque victime. Ce personnage paraît avoir été un esprit très timoré, comme le duc de Bourgogne, écrasé de petits soins, et embarrassé de mille scrupules. Était-ce son naturel, ou le devait-il à l’état de dépendance filiale dans lequel il vivait à l’égard de Fénelon ? Quoi qu’il en soit, il demandait des remèdes à celui d’où lui venait le mal, mal aimé, entretenu, selon le langage du temps. Fénelon, avec une sagacité à faire peur, pénètre dans les secrets motifs de ces scrupules, fouille les replis, visite les arrière-coins, si j’ose parler ainsi, de cette nature si compliquée, et il exagère cette stérile sollicitude, afin de l’en guérir. Ainsi, le moyen de se délivrer de petites choses, c’est d’être présent à de plus petites encore ; c’est de s’écouter d’un peu plus près, de s’enfoncer de la défiance dans le soupçon ; c’est d’aller au-devant de soi, de se creuser, de se poursuivre, dût la raison s’éblouir dans ces vains efforts pour s’atteindre. Fénelon cherche à tirer son malheureux ami du réseau de scrupules où il se débat et où il devait trouver une mort prématurée, mais c’est pour le recevoir tout tremblant et tout agité dans un autre réseau encore plus serré de précautions infinies contre lui-même.

Au reste, nul homme n’était moins propre à diriger et à soutenir les esprits dans une voie simple que celui qui s’est peint ainsi : « Je ne puis m’expliquer mon fonds. Il m’échappe, il me parait changer à toute heure. Je ne saurais guère rien dire qui ne me paraisse faux un moment après[1]. » A qui fait-il cet aveu, si glorieux pour sa

  1. Lettres spirituelles.