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un homme qui l’aimait pour les mêmes motifs que Fénelon, par l’attrait de ses grandes qualités et par le même fonds de prévention contre Louis XIV. « Il était, dit Saint-Simon, dévot, timide, mesuré à l’excès, renfermé, raisonnant, pesant et comparant toutes choses, quelquefois incertain, ordinairement distrait et porté aux minuties. Sa vie se passait pour la plus grande partie dans le cabinet, à des occupations scientifiques, à des rêveries et à la poursuite de chimères. On parlait de mouches étouffées dans l’huile, de crapauds crevés avec de la poudre, de bagatelles, de mécaniques, occupations dont il sortait par des gaietés déplacées ou des exercices physiques de peu de dignité[1]. » Saint-Simon lui reproche le trop continuel amusement de cire fondue, ce qui s’entend des longues lettres qu’il écrivait dans le temps qu’il eût fallu agir.

Les aveux du duc de Bourgogne lui-même complètent ce portrait. « Il confesse son indécision ; il avoue qu’il se laisse aller à un serrement de cœur et aux noirceurs causées par les contradictions et les peines de l’incertitude ; que quelques fois, paresse ou négligence, d’autres, mauvaise honte ou respect humain, ou timidité, l’empêchent de prendre des partis et de trancher net dans des choses importantes[2]. » Ailleurs, il représente ainsi son intérieur : « Je ne vois en moi que haut et bas, chutes et rechutes, relâchemens, omissions et paresses dans mes devoirs les plus essentiels, immortifications, délicatesse, orgueil, hauteur, mépris du genre humain, attachement aux créatures, à la terre, à la vie, sans avoir cet amour du Créateur au-dessus de tout, ni du prochain comme de moi-même. » Il s’avoue renfermé, donnant trop de temps à la prière, écrivant beaucoup.

Ces défauts nous coûtèrent peut-être la perte de Lille. On imputa du moins la plus grande partie des malheurs de la campagne de 1710 au duc de Bourgogne, lequel reconnut lui-même, avec une magnanimité qui promettait pour l’avenir d’éclatantes réparations, que, dans deux occasions capitales, il avait reçu du roi la puissance décisive, et qu’il n’en avait pas usé. « Sous l’influence de cette dévotion sombre, timide, scrupuleuse, disproportionnée à sa place, » que lui reproche Fénelon, on le voit demander à son ancien précepteur, dans le fort de la guerre, s’il croyait qu’il fût absolument mal de loger dans une abbaye de filles. Pendant que Lille était aux abois, il perdait plusieurs heures à assister à une procession générale pour le succès de

  1. Mémoires, chap. 265.
  2. Correspondance avec Fénelon.