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Méconnaître des vérités si simples étonnerait d’un spéculatif étudiant les religions dans leur rapport avec la nature humaine ; combien n’est-ce pas plus étonnant d’un prêtre catholique, d’un chrétien, d’un archevêque ! comme s’écriait Bossuet en présence de ce scandale. Fénelon ne réparait rien en suivant dans la pratique la religion de tout le monde, et en se montrant catholique sincère dans l’exercice de son ministère et dans les exemples de sa vie. Par son attachement opiniâtre au seul point contesté, s’il n’autorisait pas la défiance sur tout son fonds de religion, il affaiblissait inévitablement celui de ses disciples. Il n’est pas dans la nature humaine d’aimer sans partialité, et, si dans un ensemble de doctrines il en est une, douteuse ou combattue, à laquelle elle s’est attachée, prenez garde qu’elle ne se refroidisse tout au moins pour le reste.

Regardez dans le fond d’un janséniste, vous y verrez que la doctrine de saint Augustin sur la grace est à elle seule plus considérable que tout le christianisme. Le jésuite croira plus au pape qu’à l’église ; le quiétiste pensera que l’amour de Dieu rend le christianisme inutile. En religion, il n’y a pas de doctrine particulière qui ne devienne un schisme, pas de dissidens qui ne dégénèrent en sectaires. L’homme supérieur qui s’est fait des disciples par quelque opinion de son sens propre n’a plus la force de les retenir dans la tradition. Fénelon n’obtint pas de son petit troupeau l’impartialité entre la doctrine du pur amour et la religion de tout le monde ; et lui-même, quoiqu’il voulût rester catholique, n’était-il pas invinciblement quiétiste ?

Dans tous ses écrits théologiques, la préférence pour la religion du pur amour est manifeste. Entre les deux traditions catholiques, dont l’une, favorable au sens propre, était de tolérance, et dont l’autre, celle que défend Bossuet, était d’obligation universelle, c’est de la première qu’il s’inspire le plus souvent. Pour l’autre, s’il l’invoque, c’est avec une foi d’habitude, et par le devoir de sa profession plutôt que par goût. Parmi les saints, il ne pratique guère que les mystiques, et ne s’autorise, dans leurs livres, que des doctrines que leur sainteté même ou l’obscurité de la matière a protégées contre les suspicions de l’église établie. On ne sent pas, dans la plupart de ses sermons, l’autorité, et pour ainsi dire la moelle des pères de la grande tradition, et déjà une certaine morale psychologique et des procédés d’éloquence remplacent ce commentaire passionné des saintes lettres, cet enthousiasme de la tradition qui, dans les sermons de Bossuet, égale presque les pensées du prêtre à celles que les livres saints prêtent à Dieu.