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J’entends dire d’ici qu’il est périlleux de porter dans une organisation en vigueur, et dont le temps a prouvé l’efficacité, des idées de réforme absolue et presque révolutionnaire. J’entends dire qu’il ne faut pas sacrifier la flotte d’aujourd’hui à la flotte de demain, et s’exposer, dans le cours des essais et dans le conflit des systèmes, à rester sans instrumens de défense. Ce reproche ne m’arrête pas ; c’est celui que les habitudes opposent toujours à l’innovation, celui qui, depuis l’origine des siècles, a essayé de paralyser l’essor des découvertes. Je sais d’ailleurs tout ce qu’il y a de respectable dans cette défense de la tradition ; il faut qu’il en soit ainsi : la cause est belle et elle a des défenseurs naturels. C’est un devoir comme aussi un préjugé d’état pour les hommes qui ont recueilli l’héritage du passé et qui en ont accru les gloires.

Pour justifier l’organisation qui existe, qui fonctionne, les argumens ne manquent pas. Avec la voile, on possède une organisation complète, sanctionnée par l’expérience ; avec la vapeur, on n’a que des tâtonnemens. La navigation à l’aide des vents est arrivée presque à sa perfection ; la navigation à feu est encore dans l’enfance. Tandis que l’une est stationnaire et ne comporte plus que des améliorations de détail, l’autre se trouve dans la première fièvre de la découverte, toujours féconde en surprises. Chaque jour, des procédés nouveaux font place aux anciens, et ces expériences, réalisées à grands frais, se détruisent l’une l’autre. On va ainsi vers l’inconnu, en accumulant les sacrifices, sans bien savoir s’il y aura une compensation et quelle sera cette compensation. Dès-lors, à quoi bon se hâter ? Et ne vaut-il pas mieux attendre que l’innovation ait dit son dernier mot et parcouru sa période d’épreuves ?

Ces argumens ne sont pas nouveaux ; plus d’une fois ils ont été réfutés. Depuis que la vapeur est à l’œuvre, il est impossible de s’abuser sur ce que vaut la voile, cet agent imparfait, capricieux, inégal, sans force régulière et suivie. Dans la lutte contre les élémens, la vapeur commande, la voile obéit. La vapeur a une force propre, indépendante des conditions atmosphériques ; la voile est à la merci des flots et des vents. C’est de ce fait qu’il faut partir quand on veut apprécier ce que l’avenir réserve à l’un et à l’autre moteur. Les obstacles passagers ne sont rien, l’essentiel est de s’assurer des qualités intrinsèques, virtuelles. Il y a, en toute chose, une valeur absolue qui tantôt s’y manifeste et tantôt y sommeille. C’est à quoi il faut s’attacher surtout quand on veut franchir les limites d’un horizon étroit.