Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/915

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Hampton-Court pour Londres, et ne se releva plus. Tel nous avons vu le fermier rêveur, mystique, déchiré des doutes de Hamlet, dans la solitude de Saint-Yves, tel nous le retrouvons à sa mort. Jeune, il n’avait aucune raison pour simuler le fanatisme ; mourant, il n’avait plus de motif pour garder le masque. « Mes enfans, disait-il en se soulevant, vivez en chrétiens. Je vous laisse le pacte avec le Seigneur pour vous alimenter ! » Les trois jours de son agonie, pendant laquelle une furieuse tempête éclata, ne furent pour lui qu’une longue et mystique angoisse, une lutte avec Dieu révélée par des gémissemens, des sanglots et des prières continuelles.

Cromwell laissait non-seulement l’Angleterre florissante, mais remplie de germes qui devaient faire la grandeur des deux siècles suivans. Carlyle ne reconnaît pas cette grandeur ; il eût fallu, selon lui, que l’Angleterre demeurât attachée au puritanisme et fidèle à la loi biblique du covenant. Carlyle ne se contente pas de regretter cette époque, il flétrit celles qui lui ont succédé, n’épargnant ni le XVIIIe siècle, ni le XIXe. Il pense que le développement de l’Angleterre depuis Cromwell ne doit compter absolument pour rien ; l’Inde, le commerce, la richesse, l’industrie, ne sont rien. Il termine son livre par une comparaison des plus burlesques, où l’Angleterre actuelle est assimilée à une autruche qui tourne le dos au soleil. Le soleil, c’est le puritanisme que l’on a cessé de regarder en face ; je ne veux pas priver le lecteur de ce curieux morceau : « Comme une gourmande autruche, occupée seulement de vivre et de garder sa peau, l’Angleterre d’aujourd’hui montre au soleil son autre extrémité, avec sa tête cachée dans le premier buisson de défroques d’église… Elle se réveillera bientôt d’une terrible manière, a posteriori, cette autruche absorbée par le soin grossier de sa vie… » Telle est la bouffonnerie grotesque qui couronne l’œuvre.

Ce reproche, ce jugement, cette prétention, n’ont rien de philosophique et de raisonnable. L’état de fièvre ardente, qui développe les énergies d’un peuple et prépare la fécondation de son avenir par l’intensité du désir et la violence de l’enthousiasme, situation anormale et de peu de durée, doit céder la place à des phases moins magnifiquement orageuses ; quand la crise a cessé, on profite du renouvellement ; la vie ordinaire reprend son cours. A quoi donc les crises violentes seraient-elles bonnes sans ce progrès tranquille des époques secondaires, qui recueillent le bénéfice des grands orages ?


PHILARETE CHASLES.