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vérité historique, la couleur locale, de n’être pas assez Grecs ou assez Romains. La lecture de La Calprenède et de Mlle de Scudéry nous corrigerait de cette injuste sévérité ; elle nous montrerait que nos deux grands tragiques ont été sur ce point beaucoup plus rigoureux avec eux-mêmes qu’on ne l’était à leur égard. Le public qui se contentait des Romains et des Grecs de la Cléopâtre et de la Clélie ne pouvait être fort exigeant.

Enfin il serait intéressant d’étudier ainsi à son origine, et de suivre dans ses développemens, cette littérature de second ordre qui, pendant deux siècles, va côtoyant la grande littérature, jusqu’au moment où, de nos jours, elle semble parfois s’en séparer et trop souvent devenir une espèce de marchandise qui n’a plus rien de littéraire. On rencontrerait d’abord Marivaux imitant Mlle de Scudéry dans ses subtiles et ingénieuses analyses, et, comme elle, pesant précieusement des riens dans des balances de toiles d’araignée ; un peu plus tard, l’abbé Prévost avec ses grands romans, auxquels un seul de ses ouvrages, court et rapide, a survécu[1]. Dans ce genre secondaire, où la délicatesse et un certain intérêt suffisent, mais où nul génie (s’il s’en rencontre) n’est de trop[2], nous trouverions à toute époque des triomphes mérités et des succès scandaleux ; à côté de Voltaire et de Jean-Jacques, de Zadig et de la Nouvelle Héloïse, nous verrions Crébillon fils goûté, applaudi, exalté, et d’Arnaud-Baculard comparé par Frédéric-le-Grand à Voltaire, qui eut ce jour-là assez de modestie pour s’en fâcher. Ainsi, peu à peu, en suivant ce courant plus ou moins rapide, plus ou moins grossi par les affluens étrangers, nous arriverions par degrés à l’immense débordement auquel nous assistons aujourd’hui, et l’histoire du temps passé nous consolerait peut-être un peu de nos misères. Le XVIIe siècle lui-même avait bien les siennes. Grace à l’éloignement, ce n’est plus pour nous que le siècle de Corneille et de Molière, de La Fontaine et de Racine ; il n’en était pas de même pour les contemporains. Que de noms oubliés aujourd’hui étaient alors cités avec honneur à côté de ces grands noms ! Pourtant il ne faudrait pas pousser trop loin le parallèle. Sans doute, au XVIIe siècle comme aujourd’hui, on arrivait au succès en flattant des goûts frivoles, en sacrifiant les suffrages sérieux aux engouemens passagers ; mais le public qui donnait alors le ton aux romanciers, le public

  1. Si ses longs développemens semblent une imitation de Richardson, Prévost n’avait pas oublié, comme on l’a vu plus haut, les romans de Mlle de Scudéry.
  2. M. Sainte-Beuve.