Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/804

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et des idées. L’influence des chefs-d’œuvre est plus grande et plus pénétrante à la longue ; mais l’influence des romans qui ont eu du succès est toujours sur les contemporains plus vive et plus étendue. Au XVIIe siècle, Cinna et Athalie ont bien moins agité de cœurs que la Cléopâtre et la Clélie. La vulgarité même de ces fictions romanesques devait les rendre plus populaires et plus puissantes sur la masse des lecteurs. La grande poésie ne s’adresse qu’au petit nombre des esprits délicats et cultivés ; pour conserver toute sa grandeur, elle va chercher les évènemens et les personnages qu’elle représente dans une sphère plus lointaine et moins accessible à toutes les intelligences. On n’est guère tenté, en lisant Corneille et Racine, de s’assimiler à Auguste et à Joad : on n’a pas tous les jours l’occasion de déjouer des conspirations ou de renverser des empires ; mais les évènemens que le roman raconte d’ordinaire sont ceux qui peuvent nous arriver tous les jours, les émotions qu’il exprime sont celles qui nous remuent. Aussi, quand le roman ne se résigne pas à peindre les scènes de la vie contemporaine, quand il va chercher ses héros dans le domaine de l’histoire, qui appartient à l’épopée ou à la tragédie, il lui arrive presque toujours d’être obligé de fausser l’histoire, de montrer du moins ses héros par leur côté vulgaire, de les rapetisser enfin à la taille de ses lecteurs, s’il veut plaire à la foule ; autrement il devient une œuvre d’art, et n’émeut plus que les esprits lettrés. Si les héros de la Calprenède étaient dans ses romans tels qu’ils furent dans la réalité, si le Brutus de Mlle de Scudéry était celui de l’histoire, leurs romans n’eussent pas eu sans doute un succès si populaire. Pour réussir, l’anachronisme était de rigueur, et c’est une condition que la Calprenède et Mlle de Scudéry ont parfaitement remplie.

Aussi, parmi les romans qui ont passionné toute une génération, en est-il bien peu qu’on doive juger comme une œuvre littéraire ; ils tenaient à une époque, ils ont disparu avec elle. Il ne faut les étudier que comme un document historique, comme on étudie les chroniques et les mémoires. C’est un journal des modes du temps passé ; on y trouve figurés les costumes divers qu’ont adoptés successivement les passions humaines, au fond toujours les mêmes, mais variables dans leur expression. Ainsi étudiés, les romans peuvent être encore l’occasion d’une foule d’observations intéressantes et de curieux rapprochemens.

Examinez en détail l’ Astrée, la Cléopâtre, la Clélie ; vous y reconnaîtrez comme un perpétuel échange entre la société contemporaine et les auteurs : la société prête aux livres des évènemens, des personnages,