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Il y a, entre les écrivains et le monde où ils vivent, une sorte d’action et de réaction réciproques dont il est souvent difficile de déterminer exactement la mesure. On a dit et répété que la littérature est l’expression de la société ; en mainte circonstance, il serait aussi vrai de dire que la société est l’expression de la littérature. A toute époque civilisée, il y a une classe de personnes qui subissent inévitablement cette influence ; ce sont celles qui joignent au goût de la lecture quelque délicatesse dans le cœur, un certain mouvement dans l’imagination, un besoin irrésistible de rêverie. Combien d’ames pour lesquelles l’apparition d’un livre est un événement aussi grave que les plus retentissantes révolutions ! Combien feraient toute leur histoire en racontant les lectures qui les ont émues et passionnées[1] ! Il y a là, pour chacun, tout un monde de révolutions intérieures ; le plus souvent elles ne se manifestent point et resteront ignorées de l’écrivain qui les a suscitées. Parfois aussi elles se marquent au dehors par des actions dont ceux qui nous entourent ignorent la cause mystérieuse. L’imagination a la plus grande part sans doute dans toutes nos passions ; c’est elle qui embellit, qui divinise leur objet ; c’est sur elle que ces fictions ont une influence souveraine, c’est par là qu’elles ont tant de prise sur notre ame et la gouvernent souvent à notre insu. C’est ainsi que quelques esprits lettrés arrivent à ne plus rien sentir qu’à travers les livres. Leurs émotions sont un contre-coup de leurs lectures, leurs sentimens les plus vifs sont des réminiscences, et ils font encore de la littérature quand ils croient faire de la passion. Cela est vrai surtout des romans ; aussi ne peut-on se défendre d’une certaine émotion en parcourant ceux des temps passés, ceux même dont l’intérêt s’est évanoui, où le langage de la passion s’est refroidi pour nous. Quand nous lisons la Nouvelle Héloïse, Julie et Saint-Preux ne nous émeuvent plus guère ; mais ce qui peut encore nous émouvoir, c’est la pensée que tant d’ames, qui ne sont plus aujourd’hui sur la terre, ont confondu leurs émotions secrètes avec celles de ces deux personnages, qu’elles ont aimé, qu’elles ont souffert avec Julie, avec Saint-Preux. Aussi c’est montrer, sous une apparence de gravité, un esprit bien peu sérieux peut-être, que de dédaigner par une fausse délicatesse l’étude de ces rouvres, médiocres souvent comme rouvres littéraires, mais souvent aussi fort importantes pour l’histoire des mœurs

  1. « Mme de Staël disait que l’enlèvement de Clarisse avait été un des évènemens de sa jeunesse… Que ce soit à propos de Clarisse ou de quelque autre, chaque imagination poétique et tendre peut se redire cela. » (M. Sainte-Beuve.)