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une puissance rivale ; il n’y a plus subordination, il y a lutte. Le premier cri de liberté échappé à Abélard a remué la société jusqu’au fond. Là est tout le secret de son génie et de son influence. C’est le dialecticien qui excite cet enthousiasme et que poursuivent ces colères. Qu’importe sa doctrine ? On en est encore de son temps à revendiquer le droit d’en avoir une. Abélard disait : « Je dois à la dialectique tous mes malheurs ; » il aurait pu ajouter : « et toute ma gloire. »

La dialectique, dans un siècle où la théologie domine, c’est une arme, c’est l’avenir ! Rien n’échappe à M. de Rémusat, ni cet amour de l’indépendance qui agite l’ame d’Abélard, ni cette fidélité au dogme religieux qui le trompe sur la portée de ses principes, ni cette confiance dans sa propre force qui lui ferait dédaigner l’autorité et les traditions, quand même il ne sentirait pas que notre raison est faite pour penser par elle-même, pour ne relever que d’elle-même. M. de Rémusat, appuyé tantôt sur les écrits d’Abélard, tantôt sur les évènemens de sa vie, établit avec une force invincible le caractère libéral de la révolution qu’il a opérée ; il en montre le développement et les progrès. Abélard n’est plus seulement le héros d’une histoire d’amour, c’est le plus enthousiaste, le plus éloquent, le plus puissant des maîtres de la philosophie au moyen-âge ; c’est le Descartes du XIIe siècle. Étrange destinée à laquelle rien n’a manqué ni pour le malheur, ni pour la gloire ! Abélard ne paraît dans les écoles que pour se les asservir. Rien n’ébranle sa royauté intellectuelle, ni les scandales de sa vie, ni les anathèmes des conciles, ni l’absence. Sa réputation éclate au dehors. Poète, orateur, théologien, ses vers sont dans toutes les bouches, toutes les femmes l’adorent, tous les docteurs sont à ses pieds ; ses ennemis, preuve et expiation de la gloire, acharnés contre sa vie et sa liberté, s’inclinent devant son génie. Quand Héloïse porta, dans cette vie jusque-là si brillante, d’abord les molles langueurs d’un amour heureux et bientôt après le désespoir, Abélard anéanti, brûlé de tous les feux de la vengeance et de l’amour, chassé du monde par une honte secrète et intolérable, forcé presque aussitôt par de nouvelles haines à quitter le couvent de Saint-Denis où il s’était jeté, traîné en criminel devant un concile, condamné à brûler de ses mains son Introduction à la Théologie, sans asile, sans ressources, presque sans pain, ne semble être tombé si bas que pour donner au monde, du sein de cette misère, le spectacle de son triomphe le plus éclatant. Il se retire dans une solitude des environs de Troyes, et là, dans un champ qu’on lui abandonne, il construit de ses mains, avec du chaume et des roseaux, un oratoire dédié d’abord à la Sainte-Trinité, et qui fut le Paraclet. Il fallait vivre. « J’étais trop faible pour