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part au public de ses richesses. Son travail personnel est morcelé, ses notes sont mal ordonnées et diffuses. De longs extraits empruntés aux récits des voyageurs, bien que très intéressans en eux-mêmes, ont le tort de se rattacher trop indirectement au sujet ; enfin on regrette de trouver, dans un ouvrage qui semblait si bien en dehors de tout esprit de parti, des déclamations dont le moindre inconvénient est de manquer de goût et d’à-propos. Dans ce livre qui, avec un peu plus de temps et de soin, eût pu être considérablement réduit, il y a cependant une omission grave. Le docteur Loennrot, qui a parcouru la Finlande pendant plusieurs années pour réunir tous les fragmens du Kalewala, a eu soin de recueillir les variantes, témoignage précieux de la manière dont ces poésies ont été composées et transmises. Il n’y a pas trace de ces variantes dans la traduction française. On sent cependant l’intérêt qui s’attacherait à de telles ébauches, combien elles jetteraient de jour sur ce travail mystérieux de l’imagination populaire, qu’il y a peu d’années on n’osait pas même admettre à titre d’exception sur le sol privilégié de la Grèce, et qui tend chaque jour à devenir une loi de l’histoire.

La découverte du Kalewala est en effet un nouvel argument en faveur des prétendus paradoxes de Wolf. Moins que jamais il sera permis de trancher la question des poèmes homériques par le seul examen de l’Iliade et de l’Odyssée. Il faut que l’on se décide à tenir compte de toutes ces œuvres sans nom que chaque peuple a transmises tour à tour comme un monument éternel de son caractère et de son génie. Si l’on oppose l’ordonnance de l’Iliade au désordre du Kalewala, que l’on songe aussi à tous les efforts tentés afin de rendre à l’Iliade cette unité apparente. Pour le Kalewala, le docteur Loennrot vient à peine de nous reporter au temps de Pisistrate, et sans doute la critique trouvera encore à s’exercer sur les textes qu’il a recueillis. L’art, d’ailleurs, ne fut pas en Grèce le fruit d’une lente expérience, ce fut un instinct et comme une sorte de divination. La poésie finnoise a gardé plus de traces de l’ignorance et de la crédulité des vieux temps. On n’est pas moins étonné que charmé en lisant le Kalewala ; quelquefois même on se demande si le plaisir que l’on ressent n’est pas l’effet d’une méprise, tant le poète s’y joue de toutes les vraisemblances, tant y sont violées à plaisir les lois les plus vulgaires de la raison. Mais la condition essentielle de l’épopée est moins encore la beauté que la vérité même, quand la vérité serait mêlée de bizarrerie. Il y a d’ailleurs dans le Kalewala des chants que l’on peut admirer sans scrupule. Tels sont surtout les adieux de la vieille hôtesse de Pobjola à sa fille, devenue la femme d’Illmarinen, et la double invention du kanlèle, dont M. Marinier a déjà fait sentir tout le charme poétique. On lira aussi avec un vif intérêt, quoique déjà l’impression ne soit plus aussi pure, le chant de l’ours, sorte de déclaration de guerre amoureuse et quelque peu hyprocrite, à l’aide de laquelle le chasseur tente de désarmer son ennemi avant de le combattre.

Malgré le caractère de vérité dont chacun doit être frappé en lisant le Kalewala, la critique jusqu’ici hésite à se prononcer. On se rappelle les