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avec opiniâtreté, avec une conviction profonde des droits de l’esprit humain, la liberté de juger par ses propres lumières, d’exposer ses doutes, de soutenir ses objections, et, en un mot, de discuter le dogme avant de l’admettre. Il n’était encore qu’un enfant quand il osa s’attaquer à Guillaume de Champeaux, déjà illustre et occupant la première chaire du monde. Il débuta par cette victoire, et le premier éclat qui entoura son nom, il le dut à la dialectique. Il fonde à son tour une école, et sa jeune renommée efface aussitôt toutes les autres. Irritée ou charmée, la foule court à ses leçons. Jamais on n’avait déployé une éloquence si facile et si hautaine, tant de témérité jointe à tant de force, un enthousiasme si vrai et si entraînant. Ce qui passionne à ce point la foule, ce qui l’émeut et la trouble, en dépit de cette doctrine étroite et sans portée du conceptualisme, dont les disciples d’Abélard sont les premiers à faire justice[1], c’est la forme même de cet enseignement, le dédain des traditions, la confiance en sa propre force, l’emploi heureux et exclusif de la dialectique, arme puissante dont on sent vaguement la portée sans oser se l’avouer encore. Le conceptualisme a beau n’être rien en lui-même, il n’existe qu’à condition d’attaquer le réalisme, le réalisme tout-puissant, consacré par la décision des conciles, défendu comme un dogme par le parti de l’autorité. Ainsi, par la faute de l’église, la discussion d’un système devient une révolte, et, tout en se renfermant dans les limites de la philosophie, Abélard fait, pour ainsi dire, l’apprentissage de la liberté. Quand il a triomphé des chimères du réalisme, et qu’il ne trouve plus d’ennemis sous sa main, il aborde la théologie. Jusque-là, pour expliquer les Écritures, on avait compulsé les textes, pâli sur les manuscrits, comme si toute la vérité était conquise et que la raison humaine fût désormais impuissante. Abélard, fier de sa force et comptant sur lui-même, accoutumé, dans les matières de pure philosophie, à défendre hardiment son opinion, à presser ses adversaires, à ne tenir compte ni du rang ni de l’autorité, se sentait trop à l’étroit dans une science que l’on enfermait alors dans des questions de logique et de grammaire. Il fallait que tôt ou tard la théologie s’emparât de cet aventurier philosophique, toujours en quête des occasions de vaincre ; et, dès qu’il touchait à la théologie, il fallait qu’il y portât ce qui était sa force et sa vie, le génie de la controverse. Il entre dans la plus célèbre école de théologie de son temps, dans l’école d’Anselme de Laon, qui s’en tenait à l’exposition

  1. Voyez Jean de Salisbury, Policrat., liv. VII, chap. 12.