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de retrouver à peine de loin en loin, au milieu des orages de cette vie, un reste de chaleur aussitôt étouffée. Lui, si audacieux, si impatient du joug dans sa lutte contre saint Bernard, il semble se réfugier dans l’austérité des lois monacales contre les ardeurs d’Héloïse. A peine a-t-il une plainte pour tant d’amour et de malheur ; mais Héloïse s’en aperçoit-elle seulement ? Que cet amour si pur, si dévoué, qui l’a protégé pendant sa vie, le défende aussi contre les sévérités de l’histoire. L’extrême justice n’est déjà plus de la justice. Ne refusons pas au déplorable amant d’Héloïse ce que la postérité refuse rarement aux hommes dont l’influence a été salutaire, et jugeons surtout l’ouvrier par son œuvre.

L’œuvre d’Abélard est double. L’histoire voit en lui l’auteur ou du moins le propagateur du conceptualisme et le fondateur d’une révolution libérale. On l’a jugé bien différemment, selon qu’on s’est attaché à sa doctrine ou à son influence. Nous ne dirons qu’un mot de cette doctrine, moins profonde que célèbre, assez pourtant pour montrer que, si Abélard compte au premier rang parmi les philosophes de la scolastique, ce n’est pas au conceptualisme qu’il le doit.

Quand Abélard entra dans les écoles de philosophie, une seule question divisait et agitait les esprits, la question des universaux. Les genres sont-ils plus réels que les individus, ou les individus que les genres ? Voilà le texte sur lequel réalistes et nominalistes disputaient, argumentaient à perte de vue. On avait réduit à cette unique question la philosophie tout entière. L’église même s’était émue ; on ne pouvait plus, sans impiété, soutenir avec Roscelin que les universaux ne sont que de l'air battu. Il n’y avait pas long-temps que le nominalisme de Roscelin avait excité tout ce tumulte, et déjà l’on comptait cinq opinions différentes soutenues avec le même acharnement. La querelle des universaux, après avoir rempli presque tout le XIIe siècle, se raviva deux siècles plus tard, et troubla une seconde fois la philosophie, l’église et le monde. Qu’est-ce qu’une dispute de sophistes qui engendre des révolutions ? Le moyen-âge est plus profond qu’il ne semble au premier coup d’œil. C’est un problème mal posé ; pour le reconnaître, il n’y a qu’à changer les termes. Il est peut-être absurde de demander, comme le faisaient les docteurs du moyen-âge, si l’humanité est autre chose que la totalité des hommes ; mais le serait-il de chercher si la loi du développement de l’humanité résulte des faits, ou les produit et les domine ? La querelle des réalistes et des nominalistes n’est rien moins qu’une des formes de l’éternelle guerre que se font la spéculation et l’expérience depuis l’origine de la philosophie. Dans un siècle où la pensée était plus hardie et plus pénétrante, la