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dernière phrase, écrite pour la famille seulement, et non pour produire de l’effet.

Le farouche personnage qui, dans ce moment même, en qualité de lord-lieutenant d’Irlande, sert le peuple en massacrant les catholiques irlandais, se déride un peu à sa façon en écrivant à sa fille Dorothée, dont la voiture avait apparemment versé dans les chemins mal tenus de cette époque, et qui avait fait une fausse couche. Cromwell, ennemi du luxe, n’approuvait pas ces grands airs, et disait à Dorothée : « On m’a dit que tu as récemment fait une fausse couche. Je te prie de faire attention à ces carrosses qui sont perfides. Monte plutôt le bidet de ton père (thy father’s nag), qui te le prêtera volontiers quand il te plaira de sortir. »

Immédiatement après avoir écrit cette petite plaisanterie, il tombe avec une fureur inexprimable sur les catholiques d’Irlande, et en fait une atroce boucherie. Il est vrai que, du moment où l’Irlande épouvantée se tait, Cromwell replonge son épée dans le fourreau, non sans dire à ses amis que « Dieu l’a voulu, » et que c’est pour lui « chose de grand trouble et de grand regret. » Le fataliste est toujours là, et c’est dans le même temps qu’il écrit à l’un de ses amis cette phrase souverainement calviniste : « Je l’ai fait ; il n’est pas bon de ne pas, suivre les providences des signes par lesquels Dieu s’annonce). » Cromwell croyait essentiellement à sa mission. Le lord-lieutenant d’Irlande reçut alors du parlement une lettre solennelle de remerciemens et de félicitations. On y ajoutait la permission, pour lui ou sa famille, d’habiter le Poulailler, le « Cockpit, » partie du palais de Whitehall où Henri VIII, qui aimait tous les plaisirs sanglans, se donnait celui des combats de coqs. Les appartemens du Poulailler, embellis par Élisabeth et Charles Ier, étaient devenus fort somptueux. Le parlement y ajoutait le parc Saint-James et Spring-Garden. Ces déplacemens splendides ne satisfirent nullement la bonne Mme Cromwell, qui s’était habituée à ses vieux logemens noirs[1].

Cromwell a passé neuf mois en Irlande ; il s’embarque à bord du Président à la fin de mai, et fait voile pour l’Angleterre. Après une traversée orageuse, il débarque à Bristol, où « les grands canons le saluent trois fois, » traverse l’Angleterre à bride abattue et trouve à Hounsow ses vieux amis et ses rivaux, Fairfax, les membres du parlement, les hommes du nouveau régime. On se met en marche pour Hyde-Park, où la milice rangée en bataille, où les magistats et le lord-maire

  1. Ludlow, p. 400.