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fixer d’une manière définitive le caractère d’Abélard et sa place dans le développement général de l’esprit humain. M. de Rémusat ne se substitue pas à Abélard. Après avoir raconté en historien et en poète le roman de sa vie, il prend un à un tous ses ouvrages, les analyse fidèlement, sans en altérer la forme, et les juge sans esprit de système, sans prévention, avec une netteté de style et une rectitude d’esprit qui sont en philosophie ses caractères distinctifs. Il est aisé maintenant de montrer que la réputation d’Abélard n’est pas usurpée, M. de Rémusat en a retrouvé les titres ; mais, par une étrange destinée, cet Abélard, à qui ses contemporains ont fait si durement expier son génie, trouve à peine plus de justice, dans la postérité ; à mesure qu’il est plus connu, ce qui devrait augmenter sa gloire semble au contraire la diminuer, et nous aurons plus d’une fois à le défendre, même contre son historien.

Nous ne parlons que du philosophe. Si nous suivions Abélard dans ce drame à la fois touchant et terrible que M. de Rémusat nous déroule avec une émotion si vraie et une chaleur si pénétrante, comment ne pas réserver toutes nos sympathies à celle qui s’est oubliée dans l’amour, qui, maîtresse, a préféré la gloire de son amant à son propre honneur, qui, femme, lui a sacrifié sa liberté et tous ses instincts d’amour et de jeunesse, à l’exception des élans de ce noble cœur, qui ne devait cesser d’aimer qu’en cessant de battre ! Dans la maison du chanoine Fulbert, aux premiers jours de cette passion si pleine de charme et de misère, c’est elle qui a le plus aimé. Après l’affreux et irréparable malheur, c’est elle, en demandant des consolations, c’est elle qui relève et qui console. Abélard l’ensevelit, à vingt ans, dans le cloître ; elle se condamne, victime obéissante, à cette vie pour elle pire que la mort ; elle étouffe la révolte de son cœur, et, sans lutter contre son amour, sans le cacher, sans rien ôter à l’amertume de sa plainte, elle donne à celui qui la sacrifie le double exemple du courage et de la constance. Attachée désormais à ces devoirs qu’elle pratique sans les aimer, tandis qu’Abélard promène partout sa blessure, elle le suit du cœur, partageant encore ses triomphes comme autrefois, souffrant de ses disgraces, et mettant son bonheur et son orgueil à recevoir de lui une règle qui lui devient doublement sacrée. Telle est cette noble femme, grande par son intelligence, plus grande encore par son amour, dont l’héroïque fermeté ne se démentit jamais parmi tant d’épreuves, qui, dans un siècle à demi barbare, inspire au monde entier une admiration attendrie, et rend son amour même respectable à l’église comme ses vertus. Il est triste, quand on vient de lire les pages brûlantes d’Héloïse, de fouiller dans l’ame d’Abélard, et