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germanique. Or, il va sans dire que la philosophie germanique est comprise entre Kant et Hegel. C’est rayer d’un trait de plume des annales de la pensée humaine la scholastique et la philosophie française, des noms, par exemple, comme ceux d’Abélard et de Descartes. Que l’Allemagne traite avec ce mépris superbe des philosophes français, cela peut à la rigueur se concevoir ; mais rabaisser aussi Leibnitz, n’est-ce pas l’excès de l’ingratitude ? Elle est d’autant plus choquante, que ces altiers contempteurs de la philosophie du XVIIe siècle n’ont pas dédaigné de lui emprunter ses vues les plus originales. Le principe de l’homogénéité universelle de l’existence, la loi de continuité qui enchaîne tous les êtres, le dynamisme intérieur qui pénètre la nature sous l’apparent mécanisme de ses phénomènes, l’analogie profonde des lois de l’univers physique et des lois de l’humanité, toutes ces grandes idées qui sont la force et la richesse du système de Schelling, ne viennent-elles pas de Leibnitz ? Un autre cartésien, Spinoza, n’a-t-il pas aussi à revendiquer sa large part dans les spéculations de l’Allemagne ? Le principe de l’identité de la pensée et de l’être n’est-il pas, nous l’avons prouvé, le propre fonds du spinozisme ? Hegel accuse le Juif d’Amsterdam d’avoir méconnu le principe occidental, le principe moderne de la personnalité, d’avoir fait de Dieu la nécessité ou la chose absolue, sans reconnaître en lui la personne absolue ou l’idée ; mais est-ce bien à Hegel qu’il appartient d’élever contre le spinozisme une telle accusation, d’ailleurs si légitime ? Cette personnalité qu’il invoque, l’a-t-il respectée dans l’homme et en Dieu, lui qui n’a vu partout, du sommet de l’être jusqu’à son plus bas degré, que la rigoureuse géométrie de l’idée ? Tout en se distinguant de Spinoza, Hegel reconnaît pourtant à la philosophie germanique un grand précurseur. Lequel, je vous prie ? ce n’est pas Spinoza, ce sera peut-être Descartes ? Non ; c’est un Allemand du XVIe siècle, le chimérique auteur de l’Aurore naissante, le cordonnier-philosophe de Görlitz, Jacob Böhme !

On croira peut-être que j’exagère ici les illusions du patriotisme germanique. Il faut donc citer Hegel lui-même :

« Nous verrons, dit-il dans un discours célèbre, que, chez les autres nations de l’Europe où les sciences sont cultivées avec zèle et autorité, il ne s’est plus conservé de la philosophie que le nom ; l’idée en a péri, et elle n’existe plus que chez la nation allemande. Nous avons reçu de la nature la mission d’être les conservateurs de ce feu sacré, comme aux Eumolpides d’Athènes avait été confiée la conservation des mystères d’Éleusis, aux habitans de Samothrace celle d’un culte plus pur et plus élevé, de même que plus anciennement encore