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vient leur distinction ? C’est que la nature obéit à ses lois sans conscience, tandis que l’humanité a conscience des siennes. En d’autres termes, il y a de l’être dans la pensée, de l’idéal dans le réel, et il y a aussi de la pensée dans l’être, du réel dans l’idéal. La différence, c’est qu’ici la pensée, et là l’être, dominent ; mais au fond la pensée et l’être sont inséparables. Il y a donc un principe commun qui se développe tantôt sans conscience et tantôt avec conscience de soi-même. C’est le Dieu de Schelling.

Jusque-là le philosophe hollandais et le philosophe allemand ne diffèrent pas ; voici le point où ils se séparent. Dans l’univers de Spinoza, il y a un abîme entre la pensée et l’étendue. La pensée et l’étendue, c’est toujours Dieu sans doute, mais il n’y a aucune sorte d’union entre ces deux parties de son être. Le flot des idées coule d’un côté, le flot des corps coule de l’autre. Dieu les embrasse, il est vrai ; mais, dans cet océan infini, les ondes contraires ne s’unissent pas. De là au sein de la nature une solution de continuité éternelle. Il en est tout autrement dans le système de Schelling. L’ensemble des êtres compose une échelle continue et homogène où chaque forme de l’existence conduit à une forme supérieure. La nature n’est pas, comme dans Spinoza, destituée d’intelligence. Un courant infini de pensée circule dans toutes ses parties ; seulement cette pensée n’arrive pas du premier coup à la plénitude de son être. C’est d’abord une pensée tellement obscure, tellement sourde, qu’elle s’échappe absolument à elle-même. Par degrés, elle s’éclaircit et se replie sur soi ; elle se sent d’abord, puis se distingue, enfin elle arrive à se réfléchir, à se posséder, à se connaître parfaitement. « La nature, dit Schelling, sommeille dans la plante, elle rêve dans l’animal, elle se réveille dans l’homme. » Ce développement merveilleux est ce que les Allemands appellent le progrès ou le processus de l’être (prozess). L’idée du processus n’est pas dans Spinoza ; elle appartient en propre à la philosophie allemande et à Schelling. Leibnitz, à la vérité, et, deux mille ans avant Leibnitz, Aristote, avaient conçu la nature comme une série de formes homogènes s’élevant de degrés en degrés à une perfection toujours croissante ; mais, dans Leibnitz comme dans Aristote, le lien substantiel qui unit ces formes diverses reste obscur ou inexpliqué. Schelling l’explique par le panthéisme, il est vrai, mais enfin il l’explique à ses risques et périls, et, de cette sorte, en empruntant tour à tour à Spinoza et à Leibnitz, il reste lui-même. On ne saurait refuser à cette fusion du dynamisme de Leibnitz et du panthéisme de Spinoza le caractère de l’originalité et