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— J’ai été d’église, mon respectable officier… du temps des autres… vous savez ?

— Et que nous dites-vous de cette casquette ? reprit le commissaire en prenant des mains d’un soldat un bonnet de petite tenue, dont la vue parut déconcerter don Gregorio. Ce bonnet était le sien ; bien que le galon en fût arraché, le vieil officier avait jugé prudent de le jeter par la fenêtre, et, sur le sol, blanchi par la neige, les factieux l’avaient facilement aperçu. Don Gregorio pouvait d’autant moins décliner ses titres de propriété, qu’il avait la tête nue, et que le bonnet s’y adaptait parfaitement.

— Je l’ai acheté à la friperie, dit-il.

— Comme vous y avez acheté cette balafre, dit le commissaire en suivant du doigt le large sillon d’une cicatrice qui partageait le menton du commandant. J’en suis bien fâché, mais, vous le savez comme moi, en temps de représailles les ordres sont rigoureux.

— Mais non ! mille fois non ! m’écriai-je outré. Nous ne sommes pas militaires. Voyez plutôt nos papiers… Et je tendis mon portefeuille. A vrai dire, j’ignorais si mon compagnon pouvait affronter la même épreuve ; mais, la cause de don Gregorio étant définitivement perdue, je ne devais plus songer qu’à tirer mon épingle du jeu.

— Des papiers, en a qui veut, dit le commissaire en refusant de prendre mon portefeuille, et là-dessus il nous quitta, en chargeant deux soldats de veiller à ce qu’on nous respectât.

Le corridor qui menait à l’escalier était hérissé de baïonnettes derrière lesquelles se mouvaient les bérets écarlates et bleus de la troupe. Il eût fallu le crayon de Charlet avec la couleur de Rembrandt pour saisir ces effets magiques d’armes étincelantes et rouillées, cette vague lueur de la lanterne sur ces faces balafrées, pâles, couleur de bronze, et dardant sur nous avec des impatiences de loup leurs fauves prunelles.

— Caballero, me faites-vous la faveur ? dit tout à coup un gigantesque Catalan qui, d’une main, me serrait la gorge et, de l’autre, fouillait dans mes poches. L’un des factionnaires chargés de veiller à ce qu’on nous respectât prit pour un essai de résistance les soubresauts convulsifs que m’arrachait le manque de respiration, et il m’asséna deux coups de crosse sur la poitrine, pendant que le second factionnaire prêtait main-forte à un Bas-Aragonais qui faisait à don Gregorio des politesses analogues.

Peu d’instans après, l’ordre fut donné de nous conduire à la posada où logeaient les chefs du détachement. Je protestai vainement que je n’étais qu’un touriste, le plus éclectique des touristes. — Arme au bras, alignez-vous ! cria un sergent sans m’écouter, et nous fûmes placés au centre d’un peloton. Nous trouvâmes au rez-de-chaussée le valet de charrue se débattant comme un désespéré entre quatre soldats qui lui liaient les mains derrière le dos.

Buen moto ! (un beau garçon !) dit le sergent en le toisant d’un coup d’œil de racoleur. Le malheureux valet fut placé à notre suite entre deux fusils, et la cause du trône et de l’autel compta un défenseur de plus.