tout leurs pauvres mules ne partageaient pas mon antipathie politique à l’égard des factieux.
Au nombre des voyageurs se trouvait un vieux commandant de l’armée du centre, en congé pour Badajos, sa patrie. Je n’ai jamais vu vieillard si maigre et si taciturne. Je trouvai pourtant grace devant son humeur morose au point que don Gregorio (c’était son nom) m’offrit, dès le second jour du voyage, de partager avec lui le bénéfice de son billet de logement. J’avais accepté, car toutes les posadas sont détestables sur cette route. Si l’alcade chargé de nous assigner notre logis s’avisait d’émettre un doute sur la réalité de mes droits, don Gregorio levait tranquillement sa canne, et elle ne s’était pas abaissée deux fois que le magistrat se confondait en excuses. Du reste, pas l’ombre d’une protestation. La bastonnade était à cette époque le lot quotidien des alcades de village : un simple caporal eût cru se manquer à lui-même en négligeant la moindre occasion de constater sur les épaules de ces souffre-douleur municipaux la prééminence du militaire sur le civil. Presque tous, d’ailleurs, étaient de pauvres diables que les habitans payaient cour ce rôle de bouc-émissaire. Malgré l’intérêt de curiosité qui s’attachait pour moi à voir battre l’autorité constituée, je regrettais d’occasionner de semblables scènes ; mais don Gregorio avait fait taire mes scrupules en déclarant que, moi absent, il ne s’en passerait pas moins la fantaisie.
Nous trouvâmes chez l’alcade de Sahuca deux paysans, envoyés, l’un par l’alcade d’Alcolea, qui faisait savoir au chef christino de Villaverde l’entrée des carlistes, l’autre par l’alcade de Villaverde, qui mandait au chef carliste d’Alcolea la retraite de la garnison constitutionnelle. Ces deux paysans venaient se relayer chez l’alcade de Sahuca, qui s’empressa d’expédier deux autres émissaires, l’un au chef christino de Villaverde, l’autre au chef carliste d’Alcolea. — Vous le voyez, messieurs, nous dit-il, nous voulons contenter tout le monde : eh bien ! nous sommes battus des deux côtés.
Calculant que, si les factieux visitaient Sahuca, ce serait pour piller notre convoi de galères, nous nous fîmes loger le plus loin possible de la posada où il était remisé. Le lendemain, je m’éveillai avant le jour. J’étais sous l’impression de ce double bien-être qui résulte d’un péril passé et des douceurs d’un bon lit par une nuit froide et pluvieuse, quand des coups sourds, à bruissement métallique, vinrent ébranler la porte de la maison. — Faïciosos ! murmura dans son patois un valet de charrue, qui était entré à pas de loup dans ma chambre, et qui s’enfuit aussitôt. J’appelai don Gregorio, qui marmottait dans la pièce voisine des jurons et des Ave Maria.
— Combien en a-t-on fusillé à Saragosse ? me demanda-t-il à demi-voix.
— Soixante.
— Ergo, Cabrera est en retard de huit, et nous risquons fort… Ave Maria purissima…
Le bruit des crosses et des haches redoubla, et cinquante voix crièrent : Abrir ò se degolla todo ! — « ouvrez, ou on égorge tout ! »