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crieur public enjoignit, à son de trompe, aux habitans « d’illuminer sous peine d’amende. » Comme on voit, l’autorité saragossane n’y mettait pas d’hypocrisie. Personne d’ailleurs ne s’avisa d’en rire ou d’en murmurer. Aimée ou non, Isabelle II était le mot de ralliement, le signe conventionnel adopté par les libéraux : l’ordre d’illuminer en son honneur ne choquait pas plus que n’avait choqué, trois jours auparavant, la défense de porter le béret basque, insigne habituel des carlistes. — Viva la reyna aun no lo merezca ! criaient les gardes nationaux de Saragosse dans la nuit du 5 mars, en courant sus aux soldats de Cabanero ; « vive la reine, bien qu’elle ne le mérite pas ! » - Cette façon froide et rassise d’envisager les choses qui, à certains degrés, se retrouve dans toutes les provinces et caractérise tous les partis espagnols, a son bon côté. Si elle exclut le dévouement aux personnes, elle exclut aussi ces rancunes d’individu et de caste, qui, à l’issue des guerres civiles, divisent ailleurs les citoyens. Pour l’immense majorité des Espagnols, la dernière lutte n’a été qu’une partie loyale, où l’enjeu et les droits étaient égaux de part et d’autre, où l’acharnement était quelquefois permis, mais en dehors de laquelle tout serait dit. La plupart des carlistes ont pu rentrer en Espagne sans avoir à braver les vengeances du parti libéral, et sans songer, de leur côté, à faire d’inutiles retours vers le passé. L’adversaire n’avait opposé qu’une reine à leur roi ; mais la reine était par hasard un atout, et à cela que répondre ? Viva la reyna ana no lo merezca ! La philosophie pratique de l’Espagne s’est toujours inclinée devant une nécessité bien reconnue, et c’est là, pour qui saura l’employer, un infaillible moyen de gouvernement. Peu importe au gouvernement de chercher des sympathies. Il ne sera, quoi qu’il fasse (dans certaines limites, bien entendu), ni plus ni moins aimé. La condition essentielle pour lui, c’est d’être fort, de le paraître surtout. Ce fatalisme tolérant, ce respect de l’opinion et de la position d’autrui, se sont exercés parfois jusqu’en pleine guerre civile. Pour ne pas citer le trait fort connu de ces soldats christinos et carlistes qui, entre deux fusillades, allaient se confondre dans les joyeuses évolutions d’un bal de village, voici un autre trait qui se rapporte à la nuit du 5 mars. Deux tambours se rejoignent, à quatre heures du matin, dans une de ces étroites ruelles de Saragosse où trois hommes ont peine à marcher de front, et à plus forte raison deux tambours :

— Pourquoi bas-tu la générale ?

— Pourquoi bas-tu le rappel ?

— J’ai mes ordres.

— J’ai mes ordres aussi.

En ce moment, une lanterne qui passait éclaira chez l’un le béret carliste, chez l’autre l’uniforme bleu des nacianales saragossans. Deux Français auraient dégaîné ; mais les deux tambours poursuivirent leur chemin de conserve, en continuant de battre, l’un la générale, l’autre le rappel. Ils admettaient réciproquement la légitimité de leurs baguettes.