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Des hauteurs voisines d’Ayerbe, ou découvre dans son entier l’immense lande de Gurrea, vrai désert d’Afrique, qui sépare Saragosse des Pyrénées. A sa surface calcinée, l’air, devenu visible comme à la bouche d’une fournaise ou au passage d’un fer incandescent, vibre et ondule avec tous les caprices du mirage. Le Gallego, profondément encaissé, projette son ruban d’argent le long du désert. Ayerbe n’est qu’une grande et laide bourgade où je passai la nuit. Dès qu’on me sut gavacho, on me montra obligeamment l’endroit où vingt gendarmes de la garde impériale, après avoir été promenés dans les rues, la selle au dos et la bride à la bouche, furent attachés à deux pas d’un bûcher dont la flamme, courbée par le vent, venait lécher leurs membres nus. Quand le vent se montrait trop paresseux, on lui substituait des jets d’huile bouillante. Ces souvenirs de 1808, à peu près effacés dans le reste de l’Espagne, sont encore très vivaces en Aragon. La haine s’y alimente du voisinage ; c’est l’éternelle histoire des frères ennemis. Saragosse, qui laisse ronger par la poussière de huit siècles les bannières conquises sur les Maures, renouvelle très soigneusement, à la façade de ses maisons, le lait de chaux destiné à faire ressortir la noire empreinte des balles françaises.

Le lendemain, nous abordâmes le désert de Gurrea, et, pendant douze mortelles heures, sous un soleil de plomb, dans les flots d’une poussière brûlante, nous eûmes l’avant-goût d’un voyage d’agrément à Tomboctou. Le surlendemain, nous entrions à Saragosse par le vieux pont del Angel, en face du Pilar, dont le dôme, et les clochetons, extérieurement revêtus de faïences coloriées, scintillent au loin comme d’énormes cristaux à facettes. C’est à Saragosse que je voudrais traduire le Romancero, si le Romancero pouvait être traduit. Façades écussonnées et rouillées, fenêtres en meurtrières, rues mystérieuses comme un guet-apens, noirs couverts dormant au soleil, immenses labyrinthes de pierre, où les clochers sont plus nombreux que les hommes, tout garde à Saragosse l’empreinte de cette vieille Espagne, qui se faisait déjà si vieille au temps de Charlemagne et du Maure Gazul. Tolède et Burgos, les deux villes momies, n’en approchent point. Deux heures de l’après-midi sonnaient, l’heure de la sieste ; aussi la ville semblait-elle déserte comme au jour du jugement. Pas un murmure ne s’élevait de l’immense damier des rues, si ce n’est au passage de deux ou trois groupes de galériens, dont les formes athlétiques, les visages bronzés, dépassant l’ombre de quelque grêle tour sarrasine, allaient silencieusement se perdre sous un pesant arceau des Goths, ou parmi les ruines que firent nos boulets. Survint un autre galérien, qui, plus éveillé que les autres, chantait d’une voix lamentable :

Mas que estrellas en el cielo,
Yo le diera puñaladas…


Plus qu’il n’y a d’étoiles au ciel, — je lui donnerais des coups de couteau. » Et là-dessus l’horloge de la Séo sonna pour la seconde fois deux heures, que répéta l’Archevêché, que répétèrent successivement et à cinq minutes