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perd, pour le ressaisir quelques années plus tard, le fil de cette succession de rois : l’Aragon est resté comme noyé dans le reflet contemporain de Charlemagne ; mais bientôt la dynastie de Sobrarbe n’aura plus à redouter ces interrègnes de gloire, car un empereur lui est né au milieu des pâtres de la vallée d’Echo. A peine âgé de vingt ans, Alonzo Ier passe l’Èbre, envahit le Bas-Aragon, refoule les Maures jusqu’à Valence, et fait de Saragosse la capitale d’un empire qui réunit à la couronne de Sobrarbe les couronnes d’Oviédo, Galice, Castille et Léon. Cette lumineuse existence, jalonnée par soixante batailles qui valent au Charlemagne aragonais le titre de batailleur, se perd tout à coup dans la fantastique pénombre des Frédéric Barberousse et des Emmanuel. Un jour qu’à la tête de trois cents chevaliers il a osé affronter, dans les montagnes de Fraga, l’armée combinée de tous les Maures d’Espagne, le vieil empereur ne reparaît plus. Les uns disent qu’il a été secrètement enseveli par les religieux de Montéaragon, d’autres qu’il vit encore, mais que, ne pouvant supporter la honte d’une première défaite, il est allé, chevalier sans nom, guerroyer en Palestine. Plus de trente ans après, arrive de Palestine à Saragosse un grand vieillard à barbe blanche, se disant le Batailleur, et qui ameute les jeunes seigneurs en leur racontant avec les plus minutieuses particularités la vie et les exploits des anciens. On craignait une révolte : apocryphe ou non, l’empereur-revenant fut pendu comme un Juif sous les fenêtres du palais de sa nièce, qui régnait alors conjointement avec le comte de Barcelone, son mari. Le peuple crut à un parricide.

A côté du Batailleur apparaît une bizarre figure, celle de Ramire-le-Moine. Alonzo étant mort sans postérité, les Navarrais et les Aragonais ne purent s’entendre sur l’élection du nouveau roi. Ceux-ci portèrent enfin leur choix sur un frère de l’empereur défunt, moine profès à Saint-Pores de Tomiers, près de Narbonne. On n’avait pas grande idée de ce personnage, mais il parut suffisant pour perpétuer la famille de Sobrarbe. Fray Ramiro fut donc couronné, dispensé et marié. En devenant roi, le pauvre moine n’avait fait que changer de cilice. C’était un éclat de rire universel quand le frère d’Alonzo passait dans les rues de Huesca, portant sa lance droite comme un cierge et son casque en arrière comme une mitre de prieur. On lui donnait parfois les chevaux les plus fougueux, pour jouir de son allure gauche et embarrassée. Un jour que le cor sonnait pour la bataille, le malheureux roi s’enchevêtra tellement entre sa lance, son écu et les rênes de son cheval, qu’il mit l’écu à la place de la lance, la lance à la place de l’écu, et prit les rênes aux dents. La bonne humeur des Aragonais décerna d’une commune voix à Ramire les sobriquets de rey cogulla et de rey carnicol[1], qui apparaissent encore dans les refrains de quelques jotas. Pendant que les Aragonais riaient, Navarrais, Maures et Castillans rognaient à qui mieux mieux l’Aragon. Ramire convoquait en vain les ricombres pour organiser la résistance ;

  1. Roi cagoule, roi aumusse.